Aux sources du Graal

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Ce texte est la synthèse d’un certain nombre d’articles précédents [1] , faite à l’occasion d’une conférence donnée fin 2016. Un bonne occasion d’ordonner un peu tout ça et une bonne entrée en matière pour tous ceux qui découvrent ce site et qui n’ont pas le temps de faire le tri dans la masse des posts précédents.

Peu de récits ont laissé une empreinte aussi prégnante que le mythe du Graal. Réécrit, augmenté, commenté un nombre incroyable de fois, repris dans tous les arts, détourné de toutes les façons possibles, l’histoire du Graal fait partie avec la bible et les mythes grecs des fondements de notre culture occidentale.
 
Mais qu’est-ce qui lui vaut cet engouement ? En ce qui concerne la première version, le conte du Graal du romancier champenois Chretien de Troyes, c’est un petit roman du moyen âge, dont les meilleures traductions ne parviennent pas à ôter le côté désuet et qui se révèle à la première lecture d’autant plus décevant qu’il est inachevé.
 
Au fil des études universitaires, le Roman du Graal de Chrétien de Troyes passe du stade de divertissement mondain à celui de roman d’éducation (on l’imagine par exemple destiné au Dauphin alors sous la tutelle de Philippe de Flandres) puis au stade de roman d’initiation.
 
Mais pourquoi un roman, même d’initiation, exercerait-il autant d’attrait, au point de susciter pendant 800 ans un tel foisonnement d’adaptations et de continuations sous les formes les plus diverses ?
 
Tout simplement parce que ce n’est pas de l’initiation du héros, Perceval, dont il s’agit, mais de l’initiation du lecteur lui-même. Ce n’est pas un récit initiatique, mais un manuel d’initiation destiné à quiconque aspire à un certain chemin de transformation intérieure.
 
Ce chemin initiatique est universel et a vu sa forme adaptée par différents maîtres spirituels tout au long de l’histoire de l’humanité. On peut donc, pour peu que l’on ne soit pas trop regardant sur la réalité historique, trouver les "sources" du Graal dans un très large éventail de traditions initiatiques.
Les schémas ou motifs sous-jacents au conte du Graal - c’est-à-dire la réalité spirituelle, le processus décrit - sont universels. Lorsqu’on lit le conte du Graal, on fait donc exactement la même expérience que Carl Gustav Jung [2] lorsqu’il se rendit compte que les mêmes images alchimiques, décrivant les mêmes processus, se retrouvaient dans des civilisations séparées dans le temps et l’espace et sans que l’on puisse valablement établir la moindre transmission entre ces cultures [3].
 
Il n’y a donc pas lieu de chercher une source du conte du Graal qui serait issue de la plus lointaine antiquité. En revanche, nous pouvons nous aider dans notre interprétation en mettant en parallèle des récits de la même famille comme le suggérait en 1920 la médiéviste Jessie L. Weston [4].
Mais pour identifier cette famille spirituelle à laquelle se rattache le conte du Graal, il convient avant tout de bien identifier notre sujet et en l’occurrence, à déterminer sa place et la relation exacte qu’il entretient avec le corpus d’histoires au sein duquel il est véhiculé depuis des siècles : la légende arthurienne.

La légende du Roi Arthur

Selon le consensus, les légendes et récits mettant en scène les chevaliers de la table ronde ont pour point de départ un personnage historique, un chef de guerre anglais ou gallois ayant lutté contre les saxons vers l’an 500 et au patronyme proche d’Arthur.
 
Les aventures de ce roi nous sont contées pour la première fois dans les "Historia Regum Britanniae" de Geoffrey de Monmouth, traduite en français vers 1150, 5 ans avant la mort de son auteur.
 
Mais le personnage d’Arthur ne prend véritablement corps qu’un peu plus tard, sous la plume du poète normand Wace (1100-1175) dans son "roman de Brut" écrit entre 1150 et 1155, au moment où Aliénor d’Aquitaine épouse Henri II. Après le Brut, les grandes lignes de la saga d’Arthur resteront quasiment inchangées jusqu’à la fin (c’est à dire le texte connu comme la vulgate Lancelot-Graal) : unification des bretons, lutte contre les saxons, création de la table ronde, conquête de la France et de l’empire de Rome, trahison de Mordred, mort d’Arthur dont le corps est emporté à Avalon.
 
La filiation arthurienne semble ainsi toute tracée : Geoffrey de Monmouth et le Arthur historique, Wace et la table ronde, Chrétien de Troyes puis ses continuateurs. Cependant, cette filiation est artificielle et ne fait pas apparaître l’énorme fossé qui existe entre chacun de ces trois auteurs.
 
Geoffrey de Monmouth nous livre une œuvre de rhétorique calquée sur les centons latins, inspirée d’une histoire des bretons de Nennius écrite au début du neuvième siècle (vers 820). Ici, les premiers traits de la légende arthurienne sont tracés sous la forme d’un éloge dont l’esprit est très éloigné des textes suivants mais qui pose les bases : gloire du roi Arthur, quelques aventures contre des géants, les personnages de base : Key, Gauvain, la reine, bataille contre Mordred et également les premiers éléments magiques : l’enchanteur Merlin (bien qu’en réalité, merlin soit peu présent dans l’Historia, Geoffrey avait écrit peut avant les prophéties de Merlin qui connurent un franc succès), l’épée Excalibur forgée dans l’île mythique d’Avalon.
 
Wace reprend certes le texte de Geoffrey, mais il ne se contente pas d’en moderniser l’écriture, il la rend également plus vivante et s’efforce de rendre les scènes de batailles beaucoup plus réalistes en y ajoutant de nombreux détails et faits d’armes qui feront son succès.
Cependant il est clair que Wace puise également à une autre source. Dans le roman de Brut, Wace fait d’ailleurs allusion à une tradition existante et apparemment foisonnante : "Vous avez certainement entendu déjà conter bien des aventures du noble roi Arthur, mais à force d’êtres contée et répétée, l’histoire est déformée" [5] nous dit-il. De cette tradition, nous n’avons aucune trace, mais force est de constater que Wace ne se contente pas de broder autour des quelques éléments rapportés par Geoffrey de Monmouth, il introduit également une partie des éléments clefs de la légende, notamment la table ronde et la survivance d’Arthur en Avalon. L’épée Excalibur acquière son renom (dans le Brut, de nombreuses armes et pièces d’équipement ont un nom, ce qui leur confère une aura particulière et va permettre de les retrouver au fil des continuations et reprises) et le quatuor Arthur - Guenièvre - Key - Gauvain prend toute sa mesure [6].
 
Outre son souci du détail, Wace renforce la crédibilité de son récit par la manie qu’il a de citer des sources ou d’invalider certains éléments des légendes de l’époque après avoir "vérifié les faits" dit-il. Ainsi il jette le discrédit sur la fontaine de Barenton à Brocéliande : "J’ai vu la forêt, j’ai vu la terre. Je cherchais les merveilles et je n’en vis aucune" [7] et il élimine les prophéties de Merlin (ce dernier ne réapparaîtra que bien plus tard avec Robert de Boron).
 
Les universitaires qui tel Jean Marx [8] ont remarqué ce fossé entre Monmouth et Wace se sont empressés d’identifier cette autre source aux légendes celtiques et galloises, mais il s’agit là d’une conclusion très hâtive, reposant principalement sur l’amalgame entre le Brut de Wace et les versions de la légende postérieures à Chrétien de Troyes.
 
En effet, le merveilleux et le fameux "autre monde celtique" ne sont pas encore présents [9]. La seule touche surnaturelle est cette île d’Avalon dans laquelle fut forgée Excalibur et vers laquelle Arthur est emporté (les merlins, dames du lac, dragons et épées plantées dans la pierre arriveront après Chrétien de Troyes).
 
On trouve chez Wace de nombreux aspects très primitifs, même s’il tente d’insérer dans son récit des éléments de chevalerie et les prémices du service aux dames. Ici, on ne brise pas les lances à tour de bras : du fait qu’elle ait un nom (bron), on imagine mal la lance d’Arthur se briser. Mais il n’est pas besoin d’aller chercher chez les Celtes alors que ces Normands, dont fait parti Wace [10], étaient seulement un siècle auparavant des vikings [11]. Dans le roman de Brut, les armoiries d’Arthur sont d’ailleurs centrées autour de la figure du dragon, propre à cette époque aux germains et aux vikings (il est présent comme figure de proue sur les vaisseaux de Guillaume le Conquérant), alors que jusque-là, Arthur se distinguait surtout par la figure de la sainte vierge peinte sur son bouclier [12]. Il faut se souvenir que ces mêmes Normands avaient des fiefs à Tolède en Espagne, en Sicile et en terre sainte [13] et que c’est par eux que toutes les connaissances des arabes (et via les arabes, de l’antiquité) ont fait leur réapparition en France [14].
 
A cela, il faut bien sûr rajouter que Wace écrivait à la demande d’Aliénor d’Aquitaine, grande protectrice des trouvères de Provence et fraîchement revenue de croisade.
 
Ainsi, les sources possibles ne manquent pas, mais il faut bien reconnaître que, malgré ses possibles connexions orientales, le roman de Brut ne brille pas par ses aspects ésotériques ou ses valeurs religieuses et morales. Le texte de Wace s’inscrit complètement dans la tradition épique de l’époque : une société virile, violente mettant en avant le respect des liens familiaux et féodaux avec peu de place pour les sentiments et pour les femmes. Le roi en est le personnage principal et le héros [15]. L’œuvre de Wace a donc des forts relents de propagande politique à la gloire d’Henri II.
 
Ce Brut de Wace connaîtra un énorme succès. L’histoire est reprise, revue, augmentée, elle agrège les anciennes légendes celtiques, en somme, elle accomplira son but : le remplacement de la légende de Charlemagnes franco-germanique par un nouveau mythe propre aux anglo-normands. Puis arrivent les romans de Chrétien de Troyes.

Les romans de Chrétien de Troyes

Et il faut bien comprendre que Chrétien n’est pas un continuateur de Wace. Il n’est ni Anglais ni Normand et ne s’inscrit pas dans une propagande politique pour Henri II.
 
Pour commencer, il s’éloigne radicalement du style de la matière de France. On peut compter Chrétien parmi les chefs de file d’un nouveau style littéraire : le roman courtois (le seul autre document de ce type à l’époque est le Tristan de Béroul, contemporain de Chrétien et peut-être même postérieur à un Tristan de Chrétien). Ici, la grande fresque épique est reléguée à l’arrière-plan. Comme chez Ovide [16] – dont Chrétien a adapté une partie des œuvres - le roman s’intéresse avant tout à la psychologie des personnages, aux conséquences de leurs actes et aux relations complexes entre les êtres humains pris dans un faisceau de tensions : désirs, morale, devoirs, honneur.
 
D’autre part, bien que la cour d’Arthur serve de cadre aux aventures racontées par Chrétien, ce dernier abandonne complètement la trame des récits Arthuriens. Le roi lui-même est un personnage qui passera de plus en plus au second plan au fur et à mesure des romans. Fini le roi guerrier qui chevauche à la tête de ses hommes. Chrétien s’éloigne petit à petit des modèles existants [17] et crée un nouveau cadre pour ses propres récits afin de servir sa propre symbolique : Arthur, encore actif et vindicatif dans les premier romans (il guerroie et fait pendre les traitres dans Cligès) devient finalement ce roi mélancolique du conte du Graal. L’action se déplace peu à peu d’Angleterre en France, puis perd tout lien avec la géographie réelle [18] pour entrer, non pas dans un "autre monde celtique" [19] mais dans un paysage poétique ou plus précisément un paysage intérieur : un paysage de l’âme.
Il est clair que Chrétien n’est pas là pour écrire des romans de chevalerie, il cherche autre chose.
 
Dès Erec et Enides, le premier roman qui nous soit parvenu, on retrouve tous les éléments d’un mythe gnostique : la découverte de l’âme, le renouvellement de la structure psychique (le nouveau vêtement), la mort du moi etc… Et d’ores et déjà les techniques et éléments clés qui seront réutilisés dans tous les romans : Le prologue à double sens, le chevalier rouge, la princesse la plus belle du monde, la rencontre avec Gauvain, la symbolique du vêtement, pour ne citer que les plus récurrents.
 
Avec Cligès, nous sommes placés devant le mythe de la renaissance, avec ce parallèle évident entre les épreuves endurées par Phénice et la légende du Phénix.
 
Dans Yvain, Chrétien commence à explorer les processus individuels intérieurs, les transformations dans le psychisme du candidat aux mystères.
 
Quant au Lancelot, c’est quasiment un brouillon du conte du Graal [20].On pourra consulter à ce sujet les travaux de Laurent Guyénot
 
Chrétien est à la recherche de la forme d’expression parfaite qui lui permettra de transmettre son savoir, il nous le dit dès le prologue d’Erec avec sa parabole des talents, et lorsqu’il écrit le conte du Graal, il a enfin trouvé. Il le sait et il le proclame dès la première ligne : « Chrétien commence un nouveau roman, il le sème en si bon lieu qu’il récoltera au centuple (...)C’est le conte du Graal, le meilleur roman jamais conté en cour royale » [21]

Continuations et récupérations

Le succès des romans de Chrétien de Troyes, et surtout celui du conte du Graal ne va pas seulement engendrer de simples continuations mais surtout tout un ensemble de récupérations politiques et religieuses.
 
Aliénor d’Aquitaine, toujours elle (rappelons qu’Aliénor décède en 1204, plus de vingt ans après l’écriture du conte du Graal par Chrétien), reprendra ses efforts pour affranchir l’Angleterre normande de la geste de Charlemagne. Ainsi les moines de Glastonbury opèrent le regroupement et l’harmonisation des différents romans de Chrétien en un ensemble d’épisodes s’inscrivant complètement dans le cycle arthurien. Cette nouvelle épopée est maintenant une ode à Richard Cœur de Lion, clairement assimilé au roi Arthur. Les bons moines poursuivront leur besogne jusqu’en 1250, le texte cistercien de la "Queste du Graal" leur fournissant enfin la clé de voute de l’œuvre. Dans cette fresque, l’histoire du Graal remaniée par les moines, est – nous dit Jean Marx – "comme un fil conducteur qui permet de se rattacher, de façon à la fois honorable et profitable, aux plus vénérables antiquités chrétiennes et aux plus récentes découvertes de reliques" [22].
 
Parallèlement, l’église catholique, en pleine crise face à la montée du catharisme, va tout faire pour récupérer ce conte du Graal de Chrétien de Troyes, si peu conforme au credo :
Tout d’abord en se débarrassant de l’hostie que contient le Graal. La transsubstantiation est encore un sujet houleux, pierre d’achoppement dans les débats opposant les prélats catholiques aux hérétiques et qui ne sera intégrée au dogme qu’en 1215. Par touches successives, le cortège du Graal est rattaché à la passion du Christ : le vase contient le sang du seigneur et la lance devient celle du centurion romain qui perça le flan du Christ.
 
Après quelques tentatives maladroites et partielles, ce sont les moines de Cluny qui finissent par produire le texte parfait : la Queste du Saint Graal, qui réussit le tour de force non seulement de faire définitivement rentrer le Graal dans le giron catholique mais en même temps de créer de toute pièce, en récupérant les images alchimiques de Chrétien et de ses continuateurs, tout un ésotérisme catholique. Par la même occasion, le texte redéfinit une chevalerie dite "spirituelle" au service de l’église et trouve une justification noble aux actes de barbarie que pourrait commettre cette chevalerie [23]. Il faut dire qu’en 1223, au moment de l’écriture le la Queste, la croisade sanglante menée contre les populations languedociennes vient de s’échouer devant les murs de Toulouse (Simon de Montfort meurt en 1218 et son fils Armaury sera contraint de lever le siège) la chevalerie de France a bien besoin de redorer son blason. Voilà qui est chose faite. Le Roi de France peut désormais intervenir (il le fait dès 1226) et l’église catholique va déployer un nouvel outil de lutte contre l’hérésie : l’inquisition, qui fera merveille.
 
Nous sommes donc, en ce qui concerne le conte du Graal, en présence d’une multitude de textes :

Au milieu de tout ça viennent se greffer deux prologues :

Il faut donc bien comprendre que les diverses continuations des romans de Chrétien de Troyes ne sont pas – à l’exception du Parzifal de Wolfram von Eschenbach - des explications ni vraiment des compléments mais bien des tentatives de récupérations par des continuateurs qui avaient des objectifs divergeant radicalement de ceux de l’auteur initial. Ainsi, Jessie L. Weston écrira à propos de la Queste du Saint Graal : "Pour ce qui relève de la critique littéraire, je maintiens que la ’Queste du saint Graal’ devrait être traité plutôt comme une branche du Lancelot que comme un roman du Graal. Ce texte est d’une réelle importance dans l’évolution du cycle romanesque arthurien, mais en ce qui concerne les origines du Graal, il est pire qu’inutile tant les motifs originaux sont fragmentaires et distordus." [25]

Un texte qui parle d’autre chose

Le conte du Graal de Chrétien de Troyes s’inscrit donc dans une rupture vis à vis de la vulgate arthurienne. Et nous devons bien garder à l’esprit les différences fondamentales que présente ce manuel d’initiation par apport aux récupérations ultérieures :
 
Le Graal ne contient pas le sang du Christ, mais une hostie.
La lance qui saigne n’est pas celle qui a percé le flan du Seigneur.
Le cortège du Graal n’est donc pas rattaché à la Passion, mais à la Cène. Nous n’assistons pas passivement au sacrifice de la divinité qui offre son sang pour racheter nos péchés, nous sommes invités à une construction : à faire usage des forces qui nous sont offertes. Ceci est particulièrement flagrant dans la description du cortège du Graal de Wolfram von Eschenbach où le cortège du Graal est mêlé à un défilé de jeunes filles qui construisent la table du banquet.
 
Autre point fondamental : Gauvain n’est pas le symbole de la chevalerie terrestre, un reflet déformé de Perceval qui s’enlise dans la matérialité et échoue à chaque embûche. Au contraire, Gauvain est le chevalier parfait [26].C’est le chevalier blanc, le chevalier solaire qui incarne toutes les valeurs de la chevalerie spirituelle :

Le basculement si mal compris entre Perceval et Gauvain dans le conte du Graal, déjà présent dans le chevalier à la charrette, est la clé du roman du Graal. Il est impossible de faire usage de ce manuel d’initiation si on ne saisit pas cette clé. Comme dans les cultes à mystère et les mythes gnostiques, la famille à laquelle appartient le conte du Graal, Gauvain représente la stature spirituelle que nous portons en nous, qui préexiste à notre personnalité, mais qui ne peut se manifester tant que nous n’accomplissons pas une transformation minimale de notre être. C’est ce que décrit le mythe chrétien : Jean et Jésus naissent ensemble mais jésus ne peut réellement accomplir son ministère qu’une fois que Jean a préparé le chemin, baptisé Jésus puis qu’il s’est totalement effacé.
 
De la même manière, le conte du Graal nous place devant un quadruple processus :
 
Premièrement, Le processus mené par Perceval : la découverte de la filiation spirituelle, la purification et une certaine forme de reconstruction ou de ré harmonisation de la personnalité, un processus d’individuation. Perceval va littéralement retrouver son être véritable, son nom et en même temps il reçoit - comme une mission - la vision du plan complet du développement spirituel. Perceval et Gauvain se rencontre et se reconnaissent.
 
Deuxièmement, les premières aventures de Gauvain qui, ramenées à un processus intérieur, ont trait à un remaniement de la sphère de l’inconscient : la lecture de ce passage est désagréable car il nous renvoie à toutes les expériences que nous préférons oublier, refouler, les petites situations honteuses de notre vie (Gauvain pris pour un marchant roublard, pour un chevalier peureux, Gauvain au service d’une gamine, Gauvain surpris dans les bras d’une femme insultée par sa faute...). Nous sommes placés ici sur une spirale supérieure de purification de la sphère inconsciente mais aussi d’acquisition des nouveaux pouvoirs de l’âme : nouvelle volonté, amour, sagesse.
 
Troisièmement, la conquête et la purification de la dimension que l’on pourrait appeler conscience cosmique (mais non spirituelle) de la personnalité : Gauvain trouve la force qui va le guider à travers l’initiation, force que les rose-croix représenteront quatre-cents ans plus tard par la vierge Alchimia, et il entre dans un « autre monde ». Il ne s’agit évidemment pas de « l’autre monde » celtique qui est le royaume des morts, mais de la sphère de conscience-énergie de l’être humain.
 
Quatrièmement, alors que le processus est sur le point d’être achevé, le texte s’arrête. La rencontre entre la stature spirituelle reconstruite et l’Esprit nous fait basculer dans le tout autre, qui ne saurait être décrit.
 
Nous ne faisons que survoler à dessein le processus dans lequel nous fait entrer Chrétien de Troyes car ce qui compte avant tout, c’est que celui qui aspire profondément à cette quête la vive véritablement. Et pour cela, il est préférable de ne pas se baser sur une construction purement mentale.
 
En général, on pense que les enseignements des mystères sont cachés, et on invente toutes sortes de théories, de complots, de passations mystérieuses et de codes secrets. On se dit que si le texte de Chrétien est inexploitable, c’est tout simplement parce que Chrétien n’était qu’un vulgaire copiste et qu’il a altéré la source véritable. Et on se met en quête de la source du conte du Graal, celle qui va nous amener la Vérité sur un plateau.
 
Mais en réalité, si les mystères sont voilés c’est tout simplement que notre conscience n’est plus en mesure de comprendre. L’initiation n’est pas une transmission de savoir, mais une modification de la conscience. Le voile employé par les communautés initiatiques pour échapper à d’éventuelles persécutions est en général trivial : leur texte est incompréhensible par nature à quiconque ne suit pas le processus.
 
Nous devons donc nous demander : comment faire le premier pas, comment initier ce processus ? Et si le conte du Graal est un manuel d’initiation, alors comment l’utiliser ?
 
Pour le comprendre, il faut se souvenir de la découverte fondamentale que fait Carl Gustav Jung en lisant le traité d’alchimie taoïste "le mystère de la fleur d’or" : il existe des textes et des images qui ont un lien avec l’inconscient de toute l’humanité [28], et plus encore : ces images développent une force, sont agissantes sur la psyché. Et comme le note Marie-Louise von Frantz : "Les rapports entre la légende du Graal et l’alchimie sont si riches et si féconds qu’il y a lieu de se demander pourquoi Jung ne les a pas inclus dans ses recherches psychologiques sur l’alchimie." [29]
 
Mais si la connaissance des images alchimiques va nous aider (encore faut-il qu’il s’agisse d’une connaissance de première main), ce qui compte avant tout, c’est l’expérience personnelle.
 
Comment opère Chrétien de Troyes ? Pour le savoir, rien de plus facile : il nous suffit d’observer en nous-mêmes et de nous interroger :
 
Qu’est-ce que je ressens lorsque je lis ce livre ? Si je ferme les yeux et que je dois me représenter des scènes clé du récit, qu’est-ce que je vois ?
 
En nous posant ces questions, nous découvrons que la force du conte du Graal est qu’il fait naître en nous, à travers des images, un sentiment intérieur très particulier. En réalité, il ne s’agit pas d’un sentiment, mais véritablement de nôtre moi véritable qui pour un instant s’éveille et jubile. C’est exactement le phénomène dont Marcel Proust retrace la traque tout au long de son œuvre [30].Pour Proust, un des déclencheurs principaux de ce "ressouvenir", de l’accès à cette dimension d’éternité en nous, c’est l’art. Et à la fin du XIXème siècle, Wagner ressuscitera, par l’art, le mythe du Graal en nous permettant de retrouver, dans son Parsifal, ce sentiment.
 
Celui qui éprouve ce sentiment a la possibilité de commencer la véritable quête spirituelle pour peu qu’il en ait le courage, c’est-à-dire pour peu qu’il adopte un nouveau comportement de vie qui lui permette toujours plus d’apporter cette nourriture qui éveille son être spirituel.
 
Et ainsi, nous voyons comment Chrétien de Troyes nous interpelle dès les premières lignes de son roman en décrivant notre propre état intérieur au moment même où nous lisons :
 
C’était la saison où les arbres fleurissent, où les forêts se couvrent de feuilles, les prés reverdissent, quand les oiseaux chantent doucement au matin et que toute créature s’enflamme de joie. Le fils de la veuve dame, au cœur de la gaste forêt soutaine ou elle a son domaine se leva…
 
Qui est interpelé par ce livre ? Quiconque est fils de la veuve dame, dans la gaste forêt soutaine, à l’époque ou la nature s’épanouit. C’est à dire celui pour qui le monde débordant de vie et d’expériences (la forêt soutaine, c’est-à-dire sauvage) est devenu un désert (une terre gaste). Mais dans ce désert, il se sait fils d’Isis, la veuve dame par excellence, donc d’ascendance divine.
Il ne tarde pas à découvrir qu’il existe une haute vocation de l’homme : Perceval rencontre les chevaliers, beaux comme des anges qui lui apparaissent dans une révélation qui n’est pas sans rappeler la vision de l’apocalypse de Jean : lumière, grand bruit, couleurs, puis enfin la vision de l’homme parfait. "Ce sont des anges" s’exclame Perceval, et tout comme le voyant de Patmos, il se jette face contre terre.
Que doit-il faire alors ? Aller là où l’on fait les chevaliers, à la cour du Roi Arthur, dans la forge alchimique où une communauté d’âmes chercheuses s’est rassemblée pour mener à bien cette quête.

Notes :

[1]

[2] C.G. Jung – Psychologie et alchimie–Buchet/Chastel 2004

[3] De ce point de vue, l’analyse la plus juste est à mon sens fournie par Jessie L. Weston qui conclut ainsi son inventaire des récits similaires au conte du Graal : "Notre enquête nous a graduellement amenés à la conclusion que les éléments constituant la légende du Graal – la trame de l’histoire, les tâches qui attendent le héros, les symboles et leurs significations – bien que trouvant leur contrepartie dans des récits préhistoriques, présentent aussi des parallèles remarquables avec des croyances et des pratiques de pays aussi éloignés les uns des autres que les îles britanniques, la Russie et l’Afrique centrale."

[4] Jessie L. Weston - From Ritual To Romance (1920) http://www.gutenberg.org/ebooks/4090

[5] Le fameux "moi je vais vous conter la vraie version" que l’on retrouve chez la plupart des auteurs, notamment chez Wolfram von Eschenbach vis-à-vis du roman de Chrétien de Troyes.

[6] Le roman de la charrette de Chrétien de Troyes amènera, en la personne de Lancelot, un cinquième élément. Il introduit ainsi une véritable métaphore alchimique qui montre comment un nouvel ordre se crée autour de ce cinquième élément.

[7] On constate néanmoins que tous les lieux arthuriens ayant une connexion avec le monde réel existaient avant Chrétien de Troyes et faisaient en quelque sorte partie du folklore

[8] Jean Marx in la légende arthurienne et le Graal – Presses Universitaires de France, Paris 1952

[9] Les tenants de l’origine celtique de la légende arthurienne s’appuient également sur le texte de Kulwch et Olwen, qui est quant à lui complètement dans le monde du merveilleux Celtique mais, il faut bien l’admettre peu voire pas connecté au monde Arthurien et sans aucun rapport avec le conte du Graal.

[10] Wace est aussi l’auteur du roman de Rou dans lequel il retrace la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Normand.

[11] Pour mémoire, le viking Rollon reçoit la Normandie de Charles le simple en 911, mais il faudra attendre 1060 pour que le pouvoir soit totalement affirmé et que les raids vikings cessent.

[12] Notons au passage que l’on ne peut pas parler du blason d’Arthur avant Wace, pour la bonne raison que l’héraldique date de 1100 environ, soit peu avant l’époque de Wace. Ainsi, les armoiries Galloises figurant un dragon sont un emprunt à Wace et non l’inverse.

[13] Voir à ce sujet "L’aventure des Normands" – François Neveux – Perrin, 2006

[14] Sur l’énorme influence des normands dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, voir Joseph P. Duggan, The romance of Chretien de Troyes - Yale University Press 2001 p.10

[15] Ainsi, bien que le roman de Brut soit souvent considéré comme le point de départ de la "matière de Bretagne", il s’inscrit complètement dans le modèle littéraire de la "matière de France" : la description des faits d’armes du roi

[16] Typiquement, dans les métamorphoses, Ovide expédie les aventures en quelques lignes pour s’attarder sur les changements psychologiques chez les protagonistes. Lorsqu’il évoque la quête de la toison d’or par exemple, il expédie les épreuves en 1 à 2 phrases tandis que les combats intérieurs de Médée - amour d’abord puis haine ensuite - font l’objet de longs développements.

[17] L’existence de ces modèles transparaît de temps en temps, comme dans Erec et Enides où l’on trouve la première liste écrite des chevaliers composant la communauté de la table ronde. Cependant, le fait que Chrétien les désigne nonchalamment comme "ceux de la table ronde" laisse à penser qu’il s’appuie sur une tradition bien connue

[18] Voir à ce sujet Joseph J. Duggan : The romances of Chretien de Troyes - Yale university press 2001 qui note, outre l’inventaire des lieux imaginaires tels que Lac, Galvoie ou Dinasdaron que globalement "Chrétien ne connait clairement pas la géographie bretonne. Par exemple, ses héros voyagent de Wales à Nantes à cheval sans se préoccuper de la distance ni de la mer"

[19] Chrétien semble d’ailleurs mépriser les troubadours qui, aux dires de nos chers spécialistes auraient propagé les mythes celtes de Galles en France. Dès Erec, Chrétien nous parle de ces récitateurs ambulants qui "fabloiant vont par les cors, qui les bons contes font rebors" i.e. transforment les bons contes en mauvais.
 
Même des spécialistes aussi celtisants que jean Marx reconnaissent que le conte du Graal de Chrétien est "une œuvre de caractère si profane et en même temps si peu chrétienne et si peu dominée par les motifs permanents de la mythologie celtique"(in la légende arthurienne et le graal p.327 - PUF)

[20] Chrétien affine sa technique pour passer du roman d’initiation au manuel d’initiation comme l’ont relevé de nombreux universitaires tels Daniel POIRION dans son introduction à l’œuvre complète de Chrétien de Troyes (la pléiade) : "Dans le diptyque composé d’Yvain et de Lancelot s’élabore ce que l’on peut appeler une esthétique du symbole, faisant appel à l’image pour condenser le sens. La lecture héroïque se double d’une lecture herméneutique déchiffrant le réseau des images. (...) Le texte poétique tissant en filigrane un réseau de motifs imagés, comme un "intertexte", est bien là pour nous dire autre chose que ce qu’il raconte."

[21] prologue du conte du Graal

[22] Jean Marx : La légende arthurienne et le Graal –op. cit.

[23] On relira avec profit les derniers chapitres de "la Queste du Graal" où l’on trouve par exemple (édition du seuil, collection points sagesses p.262) : " Parvenus dans la salle, ils y trouvent des chevaliers et des sergents en train de s’armer. Aussitôt les trois compagnons, qui étaient entrés là à cheval, leur courent sus, l’épée dégainée, et les abattent comme bêtes muettes. Les autres défendent leurs vies du mieux qu’ils peuvent ; mais à la fin il leur faut bien prendre la fuite, car Galaad en tue tant qu’ils ne pensent pas que ce soit un mortel, mais plutôt l’Ennemi qui s’est précipité là pour les détruire.
 
Enfin, voyant qu’il n’est point de sauvegarde, ceux qui le peuvent fuient par les portes, les autres par les fenêtres, et se brisent le col et les jambes et les bras."
 
Les trois compagnons sont un peu honteux de leur carnage, mais Bohort les rassure :
 
"Certes, dit Bohort, je ne crois pas que Notre Sire les aimât pour qu’il les ait laissé traiter de la sorte. Ils furent sans doute mécréants et renégats, si coupables envers Notre Seigneur qu’Il a voulu leur mort et nous a envoyés les détruire. "
 
Galaad (le pur...) n’est pas convaincu : "Vous n’en dites pas assez, répond Galaad (...)" Heureusement, un chevalier vêtu de blanc et portant le calice de la messe avec une hostie (un serviteur de Dieu en somme) les rassure : "Sires, sachez que vous avez faits la meilleure action que firent jamais chevaliers. Quand vous vivriez autant que durera le monde, je ne crois pas que vous fassiez un autre exploit qui vaille celui-ci, et je sais que Notre sire vous envoya pour l’accomplir".

[24] Dans les ouvrages universitaires, on trouve systématiquement que Robert de Boron s’est inspiré de l’évangile apocryphe dit "Évangile de Nicodème", ce qui lui donne une magnifique antériorité. Il faut bien admettre cependant que l’emprunt à l’évangile de Nicodème est infime : il ne concerne que quelques lignes : Joseph a été arrêté et enfermé par les juifs et libéré par le Christ ressuscité. Dans l’évangile de Nicodème, l’emprisonnement de Joseph ne dure que 24 heures. Après sa libération miraculeuse, il se réconcilie avec le conseil. Chez Robert de Boron, il reste enfermé de très nombreuses années, maintenu en vie par le Graal, après quoi il entame ses tribulations.

[25] Jessie L. Weston : From ritual to romance - http://www.gutenberg.org/etext/4090

[26] Il est très étonnant de constater l’évolution du personnage de Gauvain dans la tradition des "romans de la table ronde". Mais ce qui est encore plus étonnant c’est que la vaste majorité des commentateurs et universitaires ayant écrit sur le sujet se soient ralliés à la personnalité de Gauvain issue du dernier texte : "la Queste del saint Graal" et considèrent donc Gauvain comme l’archétype de la chevalerie terrestre et superficielle. Chez Chrétien de Troyes, pourtant, Gauvain est très explicitement le chevalier parfait. S’il y a une chevalerie céleste, c’est bien Gauvain qui l’incarne. À ce propos, on peut remarquer que jamais Gauvain n’est vaincu dans aucun des textes de Chrétien. Un héros d’une bravoure exceptionnelle (comme Cligès ou Yvain) pourra éventuellement se retrouver à égalité avec lui. Gauvain incarne à tel point la perfection que les premiers continuateurs du conte du Graal en feront finalement le héros des aventures, celui qui trouve la précieuse coupe. Cependant, les continuateurs ultérieurs, bénédictins et cisterciens, s’acharneront à en faire un personnage de plus en plus vulgaire. Dans le roman "la Queste del saint Graal", il ne restera plus rien du Gauvain de Chrétien, et il finira par se faire tuer malencontreusement par Galaad, le nouveau chevalier blanc.

[27] Et il semble important d’insister sur un point propre à la quête du Graal de Chrétien de Troyes : à l’exception du cas du chevalier vermeil, aucun combat ne débouche sur la mort de l’adversaire. Le vaincu est envoyé à la cour du Roi Arthur (ou au service du nautonier, ce qui est équivalent) où, reconnu pour sa valeur et lui-même entrant au service d’une chevalerie supérieure, il devient en quelque sorte vainqueur.

[28] C. G. Jung, "Commentaire sur le mystère de la fleur d’or" - Paris, Albin Michel 1979

[29] Emma Jung, Marie Louise Von Frantz – La légende du Graal – Albin Michel 1988

[30] Marcel Proust – A la recherche du temps perdu. Voir par exemple le temps retrouvé, Folio classique – Gallimard 1990 p.178-179 : "Un être qui n’apparaît que quand, il peut se trouver dans le seul milieu où il peut vire, c’est-à-dire hors du temps (…) aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie"


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