Que ce soit dans le conte du Graal de Chrétien de Troyes ou dans le Parzival de Wolfram [1], Perceval appartient à la "lignée du Graal", il est directement rattaché au roi pécheur par les liens du sang. Mais, dans son Titurel, Wolfram va plus loin en donnant toute une généalogie des rois du Graal et en faisant remonter l’ascendance de Parzival jusqu’à Mazadan.
Mazadan, comme plusieurs universitaires l’on remarqué signifie "Fils d’Adam" et renvoie plus précisément à Caïn [2]. Ainsi, les rois du Graal seraient les fils de Caïn [3] ; voilà qui est curieux : Les rois du Graal, modèles de vertu, seraient les descendants de Caïn le meurtrier.
Mais si les catholiques ont fustigé Caïn, Il n’en va pas de même pour les gnostiques, qui voient dans le mythe de Caïn et Abel la description de deux types humains [4].
Selon cette conception, Caïn est l’homme en qui la Conscience de l’Esprit, le souvenir de l’Esprit originel d’avant la chute, est la plus accentuée. C’est un fils du feu. Abel, quant à lui, est l’homme en qui la conscience de l’âme est la plus accentuée, l’homme qui se sent le plus relié à l’élément lumière. [5]
L’homme Caïn est, par conséquent, le pionnier redoutable, dynamique et plein de feu, conscient de ses immenses pouvoirs spirituels et cherchant à les développer. L’homme Caïn approche de ce grand homme qui, jadis, s’exprimait dans l’Ordre divin en tant qu’autorité.
Abel est, par nature, un homme-âme. Il vit dans la lumière et sous la loi de la lumière. La seule chose qui freine Abel, c’est qu’il se contente de la lumière, qu’il n’éprouve pas le désir du feu. C’est pourquoi Abel reste un enfant, et son développement futur pourra être extrêmement lent. A quoi pourrait-il encore aspirer ? Où pourrait-il séjourner de mieux ? Son sang ne lui parle-t-il pas, à chaque battement de son coeur, de l’amour de Dieu ? Ne voit-il pas devant lui les brebis qui lui donnent ce qu’il désire pour ses besoins ? Non, ce n’est pas un égoïste. Son âme déborde de reconnaissance ; et son premier soin est de faire un sacrifice de ses richesses à son Dieu, en action de grâce.
Caïn apprend difficilement cette leçon. La piété n’est pas son fort. Dévotion, soumission religieuse spontanée, l’embarrassent, le rendent nerveux. Il se sent intérieurement trop grand pour cela : c’est trop puéril. Caïn veut bien offrir un sacrifice, mais debout, le corps droit, comme quelqu’un qui détient une autorité. Caïn n’a jamais appris à prier. Il vit dans une illusion, dans l’illusion de la grandeur, dans l’illusion de l’autonomie. Cette illusion amplifie son animosité envers Abel, le primaire, le simple, qui n’a aucun problème. Et quand son offrande n’est pas acceptée, Caïn est courroucé, son visage change, se décompose sous l’effet d’une douleur irrépressible. Il décide donc de renier sa propre conscience de l’âme, de rejeter l’activité de son âme, de refuser la Lumière christique. C’est ainsi que, dans un accès de colère, il tue Abel en lui. A l’appel divin, il répond : " Suis-je le gardien de mon frère ? " La loi de l’âme, l’activité de l’âme ne l’intéressent pas. Il n’est pas un enfant, il est un homme. [6]
Mais l’homme qui tue la lumière de l’âme se perd lui-même. Il croit cultiver ses facultés supérieures, mais sombre dans la confusion. Le champ qu’il défriche ne lui donne pas de fruits.
Caïn en vient à faire un retour sur lui-même, il découvre que son refus de l’âme, son manque de véritable piété ont causé sa chute et il comprend en même temps qu’il ne peut pas non plus renoncer à sa conscience spirituelle. : " Mon péché est trop grand pour qu’il me soit pardonné". Il se croit désespéré, pourchassé, passible de mort. Mais dans sa misère, Dieu lui tend la main. Il définit pour l’homme du type Caïn un chemin de développement particulier. Il lui donne un sauf-conduit pour l’éternité et le marque du signe de l’inviolabilité :
" Si quelqu’un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept fois. Et le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point. puis Caïn s’éloigna de la face du Seigneur et habita dans la terre de Nod, à l’est d’Eden. "
Ce pays de Nod, à l’est d’Eden, évoque immédiatement la résurrection. Il faut considérer le pays de Nod comme le symbole de la résurrection de l’âme, résurrection en parfaite concordance avec la nature spirituelle intérieure propre à Caïn. Le feu et la lumière sont mis en équilibre, selon leurs lois et leurs forces. Un nouvel état de l’âme est éveillé à la vie par grâce divine : un état de l’âme donnant à l’esprit la possibilité de déployer parfaitement ses pouvoirs. C’est pourquoi il est dit : "Caïn connut sa femme ; elle conçut et enfanta Hénoch. Il bâtit ensuite une ville et lui donna le nom de son fils Hénoch". Hénoch signifie littéralement "initiation ".
Caïn parvient à l’initiation. Ce qu’il cherchait, en recommençant mille fois et inlassablement son travail, et qu’il ne trouvait jamais, lui est à présent offert. Il découvre le chemin menant vers le haut. Tandis qu’Abel en reste à méditer tranquillement dans son âme et se contente d’aimer Dieu, Caïn avance de force en force, marqué en son âme du signe de l’inviolabilité.
[1] Mais aussi chez la plupart des continuateurs
[2] Voir notamment Jessie L Weston, "The Quest of the holy Grail", Franck Cass, 1964. Sur Jessie L. Weston, on pourra consulter également l’article sur son "From ritual to romance"
[3] Une autre interprétation consisterait à reprendre le nom d ’Adam en lettres hébraïques : ADM qui représente toute l’humanité. Ainsi, tout homme est un Perceval et donc potentiellement un roi du Graal
[4] Une conception reprise par beaucoup d’ésotéristes
[5] On retrouve ici un phénomène que l’on peut observer quotidiennement : l’influence cristallisante de la lumière, qui donne la forme (pensez aux plantes, qui sont comme une cristallisation de forces éthériques) par opposition à la chaleur qui donne la fluidité et le mouvement, le dynamisme.
[6] On retrouve aussi cet aspect au début du conte du Graal avec l’épisode de la dame à la tente où l’on voit la conscience de l’âme tyrannisée par l’impétuosité de l’esprit de feu