Ecrit en 1919, le texte de Miss Weston reste un texte à part dans les études sur le Graal. Reconnu pour son sérieux, il est incontournable et chaque universitaire écrivant sur le sujet est obligé de le citer et de le réfuter.
En général, on synthétise la théorie de J. L. Weston de la manière suivante : le conte du Graal est la survivance d’un rite associé à un culte de la fertilité. En réalité, si on lit vraiement tout le livre, on s’aperçoit que Miss Weston est allée beaucoup plus loin en établissant le conte du Graal comme la survivance de l’enseignement des cultes à mystères, eux mêmes à l’origine du Chritianisme.
Un message universel
"Je voudrais en même temps prier les érudits qui pensent qu’il n’y a aucun rapport entre les romances du XIIème siècle et l’an 1000 avant J-C de suspendre leur jugement jusqu’à ce qu’ils aient examiné avec soins les preuves de l’existence d’une tradition commune à toute la race aryenne en général, qui a perduré avec une vitalité extraordinaire et dont on retrouve des correspondance marquées et les détails caractéristiques malgré toutes les migrations et modifications de cette race aryenne, et ce jusqu’aux jours présents." (p. 26)
Miss Weston cite ensuite un certain nombre de légendes issues de l’inde védique et met en évidence les parallèles avec certains passages des continuations du conte du Graal. Mais contrairement à beaucoup d’auteurs plus proches de nous, elle prend soins de bien clarifier sa position et de garder une certaine rigueur :
"En mettant en évidence ces parallèles, je souhaite que ma position soit parfaitement claire ; Je ne prétend pas que nous puissions trouver la source de la légende du Graal dans le Rig-Veda, ou n’importe quel autre monument littéraire des premiers Aryens, (…) Quand tous les parallèles avec la légende du Graal font parti d’un cercle bien défini de croyances et de pratiques, étudiées soigneusement, et que chacune d’entre-elle fait parti du même corpus d’une tradition bien étudiée, alors je pense que l’on peut considérer ces parallèles comme une base fiable et qu’il n’est pas déraisonnable de penser que ce corpus de traditions fait parti d’une même famille et qu’il doit donc être interprété comme tel."(p.31)
Ainsi, Jessie L. Weston rattache le Graal à une famille, une tradition universelle. Au départ, elle le classe comme faisant partie des cultes de la fertilité, et c’est ce que les universitaires on retenu de son livre. Mais en réalité, elle va affiner son jugement de manière très intéressante.
L’accomplissement de la quête
"Nous sommes donc arrivés à la conclusion que cet accomplissement revêtait en premier lieu, un caractère altruiste. Il n’est pas question de gagner un avantage, temporel ou spirituel, pour le bénéfice du quêteur lui-même, mais plutôt de bénéfices à conquérir pour les autres : la libération d’un seigneur et de ses terres des conséquences d’une punition terrible qui, atteignant le roi, a eu des répercutions terribles sur tout le royaume" (p.47)
Survivance
Miss Weston cite un constat intéressant de Mr E. K. Chambers [1] : "Si l’étude comparative des religions prouve quoi que ce soit, c’est que les croyances populaires et les coutumes des paysans du moyen-âges et mêmes des temps actuels ne sont, neuf fois sur dix, que les restes de mythologies ou de cultes païens ayant survécu avec fort peu de changements au sein d’un système de croyance qui leur était hostile." [2]
Pour Jessie L. Weston, le mythe du Graal est une telle survivance. Pour nous, si le conte du Graal évoque ces rites anciens, c’est simplement que tous deux parlent de la même chose et témoignent d’un "enseignement universel" dont la forme change, mais dont la teneur reste identique. Miss Weston mettra le doigt sur ce phénomène en ce qui concerne les cultes à mystères.
Une question de méthodologie
"Tant que les critiques s’acharnerons à découper l’histoire en petits morceaux et à choisir un détail ici et un autre là comme base d’étude et d’élucidation, le résultat d’ensemble ne pourra être que chaotique et insatisfaisant. Nous continuerons à voire arriver des monographies, plus ou moins scientifiques dans leur traitement, l’une traitant du Graal en tant que talisman dispensateur de nourriture, et ce point seulement, une autre traitant du Graal comme contenant d’une force spirituelle. Une monographie traite de la Lance comme arme païenne et rien de plus, une autre la considère comme une relique chrétienne et rien de moins. A un moment donné, les sujet de l’étude sera le roi pêcheur, sans aucune considération pour les symboles qu’il garde ou les terres qu’il commande ; à un autre moment, il s’agira de la relation entre les chevaliers en quête et le roi pêcheur, sans souci de sa tâche à lui. Le résultat obtenu est toujours assez satisfaisant pour l’auteur, souvent plausible, parfois très sensé, mais il est absolument impossible, même pour un génie de la synthèse, de combiner les résultats obtenus en un tout cohérent. On se retrouve face à un puzzle dont les pièces ont été redécoupées et limées jusqu’à ce qu’elles s’ajustent entre elles alors qu’elles n’ont aucun rapport les unes avec les autres". (p.48)
Non au trésor celte
"La théorie du professeur Brown est la plus censée en ce sens qu’elle traite du cortège du Graal dans son ensemble, comme un groupe de symboles affiliés les uns aux autres. Selon son point de vue, la Lance et le Graal font partie des trésors des Tuatha de Danann. Mais si je peux accepter que les deux groupes soient affiliés, que les trésors des Tuatha de Danann correspondent aux éléments du cortège du Graal, il me semble absolument impossible que l’un soit la source de l’autre. (…) L’objet qui correspond au Graal est le chaudron de Dagda. Or les caractéristiques de ce dernier sont sa taille et le fait que l’on puisse y puiser sans fin. C’est un chaudron d’abondance. Aucune de ces caractéristiques n’est associée au Graal, qui est un objet léger, plat ou coupe, porté par une jeune fille. Aucun texte ne mentionne le fait que le Graal contienne de la nourriture, les textes mentionnent le fait que l’apparition du Graal est l’apparition de la nourriture sont concomitantes." (p.51)
Le Tarot
"Mais nous avons des preuves que ces quatre objets forment en fait un groupe spécial, complètement indépendant de toute apparition dans des légendes ou des romans. Ils existent, aujourd’hui encore au travers des quatre séries du Tarot"(p.53).
Jessie L. Weston développe ensuite sur les origines supposées du Tarot comme datant d’une époque immémoriale. Sur Graal et Tarot, voir aussi "la connaissance des signes".
Gauvain le guérisseur.
Dans les romans du Graal, à commencer par celui de Chrétien de Troyes, on trouve de nombreuses références au talents de guérisseur de Gauvain. Jessie L. Weston en pointe quelques autres : " Dans les triades galloises, on voit Gwalchmai, le Gauvain gallois, cité comme faisant parti des trois hommes ’pour qui la nature de toute chose était connue’ [3] un don extrêmement utile pour un "homme médecine", mais à première vue pas vraiment utile pour un chevalier. On ne retrouve cette persistance, d’un roman médiéval à un autre, de l’attribution de tels dons de guérisons à un chevalier dans aucun autre cas à ma connaissance. Même Tristan, le chevalier le plus accompli des romances médiévales, pratiquant parfaitement tous les arts de la chevalerie, ne se verra jamais attribué de talent de guérisseur, qui reste l’apanage du seul Gauvain." (p.70)
Universalité des symboles
"Notre enquête nous a graduellement amenés à la conclusion que les éléments constituant la légende du Graal – la trame de l’histoire, les tâches qui attendent le héros, les symboles et leurs significations – bien que trouvant leur contrepartie dans des récits préhistoriques, présentent aussi des parallèles remarquables avec des croyances et des pratiques de pays aussi éloignés les uns des autres que les îles britanniques, la Russie et l’Afrique centrale." (p.73)
Le double roi du Graal
Après avoir relevé le fait que dans certains romans, i.e. Chez Chrétien et chez Wolfram, il y a en réalité deux rois au château du Graal, Miss Weston décide d’écarter cette donnée : " Ainsi je séparerais le thème du double, tel qu’on le trouve chez Chrétien et chez Wolfram, du thème du roi blessé, également commun à ces deux poètes. Ce dernier thème pouvant être expliqué comme ayant son origine dans une variation d’un rituel tandis que le premier thème n’est explicable ni selon les aspects exotériques, ni selon les aspects ésotériques de la cérémonie."
Evidemment, nous ne pouvons accepter ce point de vue, tant l’aspect double se retrouve, du point de vue ésotérique dans tous les aspects de l’homme et du processus de renaissance. Un autre récit ayant repris ces aspects est bien sûr celui des noces alchimiques de Christian Rose-Croix où l’on voit justement la salle du trône avec les deux rois : le jeune et le vieux, le blanc et le noir et plus tard cette dualité qui se répète au niveau microcosmique avec les figures de "l’ancien des jours" et "du vieil Atlas".
La clef de l’énigme
"Selon moi, la clef de l’énigme se trouve dans l’interprétation juste du symbolisme du pêcheur et du poisson. Ceux qui ont étudié la littérature graalienne ont été trop prompts à traiter la question sous l’angle du seul christianisme, oubliant complètement que le christianisme n’a fait que reprendre à son compte, et adapter à son usage propre, un symbolisme aux racines profondes et jouissant déjà à l’époque d’un grand prestige et d’une grande importance" [4] (p.78)
Suit une liste d’apparitions du symbole des poissons dans différentes cultures et différentes traditions mettant en évidence que le symbole du poisson est, depuis la plus haute antiquité, associé à la vie éternelle.
"Le poisson était sacré pour toutes les déités qui étaient censées ramener l’homme des ombres de la mort vers la vie. C’est ce qui expliquerait notamment le lien entre ce symbole et Orphée" (p.80) (…)
"Le poisson joue un rôle important dans le cultes à mystères en tant que nourriture sainte" (p.81) (…)
"La colombe et le poisson apparaissent également côte à côte dans l’iconographie ancienne. Dans l’étude du conte Goblet d’Aviella sur la migration des symboles on trouve une illustration représentant une pièce de la chypre antique sur laquelle on voit un omphalos flaqué de deux colombes avec un poisson en dessous" (p.83)
Le Graal et les mystères
Après avoir ainsi rappelé les symbole clefs des récits du Graal, Miss Weston affine son analyse et n’associe plus les légendes du Graal à une famille de croyances, mais plus précisément au cultes à mystère, notamment ceux d’Attis :
"Mais que connaissons nous des liturgies des mystères d’Attis ? Un des points essentiels était un repas mystique, dont la nourriture partagée entre les candidats était servie dans une vaisselle sacrée. Il s’agissait bien sûr d’un repas de vie. (…)
D’autre part, et d’une manière qui nous échappe encore, le destin des initiés était lié, était dépendant, de la mort et de la résurrection du Dieu. (…) Dans certains cas, il était même question d’un enterrement bien réel suivi d’un éveil à une nouvel vie avec la divinité." [5]
"Ainsi, nous voyons les parallèles évidents avec les romances du Graal. Dans les deux cas, nous avons un repas mystique, dans lequel la nourriture partagée est liée étroitement à un récipient sacré. (…) Dans les mystères d’Attis, le succès du candidat est manifesté par la résurrection du Dieu ; dans les récits du Graal par la guérison du roi pêcheur." (p.91)
Le Christianisme et les mystères
Au vu des quelques éléments dont elle dispose, Jessie L. Weston en arrive à la conclusion, certainement révolutionnaire pour l’époque ( elle écrit en 1919) mais évidente depuis la découverte des manuscrits de la mer morte que le christianisme originel n’apportait rien d’exceptionnel. Il s’agissait d’une synthèse, de l’accomplissement des cultes à mystères. L’église chrétienne puis les églises catholiques et orthodoxes, ont par la suite réécrit le dogme afin de conserver leur pouvoir temporel ( Voir les différents livres sur le sujet, notamment "le Christ Païen" et "Les mystères de Jesus" C.F. notes ci-dessous).
Les grands et les petits mystères
D’après les Philosophumena de l’évêque Hyppolite ( la réfutation de toutes les hérésies), on trouve le distingo suivant : " Il y a les petits mystères, pour la génération charnelle. Mais ceux qui ont été initiés aux petits mystères peuvent, après un temps, postuler aux grands mystères, aux mystères célestes, car là est la porte des cieux et c’est la maison de Dieu dans laquelle le Dieu Bon seul habite et dans laquelle aucun homme impur ne peut entrer."
C’est par l’existence de ces Grands Mystères, ces mystères intérieurs, que Jessie L. Weston explique la connexion qui existe entre différents cultes tels ceux de Mythra et Attis alors que dans leur aspect extérieur, ils ont peu de points communs : " Ainsi il me semble que c’est par l’intermédiaire de leur enseignement intérieur, ésotérique, que les deux croyances, pourtant si différentes extérieurement, ont su garder un contact intime et que, au niveau de ce même enseignement intérieur, toutes deux ont pu rencontrer le christianisme et même s’identifier à lui." (p.101)
Le voyage du Graal vers l’ouest
Miss Weston rappelle l’existence du culte de Mythra en Grande-Gretagne : à Londre, York, Chester, Caerleon-on-Dusk… et de ce fait, il est probable que des gnostiques chrétiens aient vécus en grande Bretagne durant les 5 premiers siècles : " Pline constate les similitudes qui existent entre l’ancienne Gnose et la Gnose druidique de Gaule et de Bretagne"
L’élaboration du récit
Pour Jessie L. Weston, le conte du Graal est originaire d’une secte gnostique de Grande-Bretagne et constitue une dernière tentative pour revivifier un enseignement en train de disparaître sous les coups de l’eglise : " Celui qui conta pour la première fois l’histoire était lui-même un descendant de l’ancienne foi. Il possédait lui-même le secret du Graal et raconta, sous une forme volontairement imagée, ce qu’il en savait" (p.104).
Les étapes de l’élaboration du récit sont donc les suivantes :
1- Tentative de transmission de l’enseignement des mystères avant qu’il ne s’éteigne : "L’histoire du Graal n’est pas de font en comble le produit d’une invention littéraire ou populaire. A la base gît la mémoire, plus ou moins distordue, d’un ancien rituel, ayant pour objet l’initiation au secret des sources de la vie, physique et spirituelle" [6].
2- Le récit est de plus en plus romancé.
3- Le récit est christianisé et repris par les deux grandes abbayes de Glastonbury et de Fescamp. Le récit devient alors un fourre tout pour différents thèmes de propagande religieuse et politique [7]
4- Finalement, il est complètement repris par l’orthodoxie catholique pour réactualiser le dogme de l’eucharistie : " Pour ce qui relève de la critique littéraire, je maintient que la ’Queste du saint Graal’ devrait être traité plutôt comme une branche du Lancelot que comme un roman du Graal. Ce texte est d’une réelle importance dans l’évolution du cycle romanesque arthurien, mais en ce qui concerne les origines du Graal, il est pire qu’inutile tant les motifs originaux sont fragmentaires et distordus. "(p.120)
Un des points qui causa la perte de Miss Weston est sa chronologie de l’élaboration du récit, qui ne correspond pas avec la chronologie établie par les historiens. Mais, avec les connaissance dont nous disposons à l’époque actuelle sur les enseignements gnostiques, nous pouvons constater la justesse de sa thèse, même ( et surtout ) en prenant comme texte originel le texte de Chrétien de Troyes.
L’intégralité du livre en anglais est disponnible là : http://www.gutenberg.org/etext/4090
[1] Sir Edmund Kerchever Chambers (1866-1954), homme de lettre anglais, critique de théâtre et spécialiste de Shakespeare. Il publia notamment en 1903 "Medieval Stage", une étude très documentée sur les représentations théâtrales du moyen-âge, leurs origines et significations. Il publia également de travaux sur les légendes arthuriennes (Arthur of Britain, 1927) ainsi que de nombreux poèmes.
[2] Voir aussi le "Lavondyss" de R. Holdstock. Il s’agit d’une fiction, mais extrêmement bien documentée sur les systèmes de croyance néolithiques, leur évolution et leur survivance dans les fêtes populaires du pays de galles.
[3] Les deux autres étant Riwallawn Walth Banhadlen et Lacheu fils d’Arthur. Voir Loth – les Mabinogions vol II p.230 et note.
[4] Voir à ce sujet l’excellant livre "Les mystères de jésus" de timothy freke qui retrace les origines du christianisme parmi les cultes à mystère et les enseignements gnostiques
[5] Voire à ce sujet l’initiation Cathare décrite par A. Gadal dans son livre "Sur le chemin du saint graal"
[6] Le fait que Miss Weston voit le récit du Graal comme la survivance d’un rituel, i.e. d’une liturgie et non comme un enseignement voilé ( quoiqu’elle donne quand même cette hypothèse par moment) causera sa perte pour les universitaires qui, éliminant les cultes à mystères et les origines du christianisme, ne retiendront que l’association Graal = rituel d’un culte de la fertilité.
[7] voir sur ce point la conclusion du livre de Jean Marx : "la légende Arthurienne et le Graal"