A la moitié du récit, le conte du Graal quitte Perceval pour suivre les aventures de Gauvain. La cassure est d’autant plus brutale que les premières aventures de Gauvain sont loin du merveilleux et du grandiose des dernières rencontres de Perceval. Elles se caractérisent notamment par des aspects frivoles (Gauvain au service d’une gamine, Gauvain comptant fleurette à la femme de son ennemi) et honteux (Gauvain pris pour un marchant roublard, pour un chevalier peureux, Gauvain surpris dans les bras d’une femme insultée par sa faute...) [1] qui rendent la lecture de ces passages désagréable car non seulement ils ne sont pas portés par un souffle épique, mais ils nous renvoient qui plus est à toutes les petites situations honteuses de notre vie.
On retrouve bien là un des aspects de la force-lumière qui se met à agir dans le candidat en qui l’âme nouvelle est née [2] : Il s’agit de l’aspect purificateur, qui replace le candidat devant les fautes du passé et en détruit les traces magnétiques.
A cette étape de l’apprentissage, il arrive en effet que se manifeste dans le microcosme un courant magnétique sortant appelé "l’occident" qui évacue et anéantit les forces et valeurs périmées, donc toutes les puissances dont le candidat s’est dissocié. Mais le passé ressurgit constamment, parfois sous des formes très actuelles au cours de la lutte pour la vie. Tant que vous n’avez pas complètement perdu votre moi, le passé dialectique [3] reparaît à la fenêtre de l’occident, le plus souvent sous l’apparence d’un renouveau, parce que le moi ordinaire, au cours de ses réflexions méditatives, rêve encore à des chimères.
C’est le phénomène décrit de manière allégorique par Gustav Meyrink dans le roman L’Ange à la fenêtre de l’occident : Si vous pensez au personnage de John Dee, vous comprenez pourquoi l’ange du destin lui apparaît à la fenêtre de l’occident pour le conduire à sa perte. Ne laissez jamais rentrer le passé ! Si c’est le cas, vous suivrez votre destin dialectique, qui vous promet de l’or... mais vous cause des souffrances infinies.
Il y a aussi dans le microcosme un courant magnétique entrant appelé "l’orient". Ce que vous êtes, ce que vous attirez, entre en vous par là ; ce avec quoi vous êtes en équilibre, en harmonie, et qui ne saurait changer ni votre condition, ni votre état d’être, ni, selon la devise de Gauvain [4], votre "nom". Cependant, tout ce qui frappe à la porte de l’occident ne peut plus entrer par l’orient si vous avez élevé votre état d’être bien au-dessus. Ainsi, la vibration de lumière de l’orient détermine la vibration du microcosme entier.
Ces premières aventures de Gauvain décrivent ce double phénomène, à la fois d’épuration des forces du passé et de préparation intérieure. Cette préparation intérieure se fait au travers de la découvertes de trois forces fondamentales :
tout d’abord, la nouvelle volonté, représentée comme une enfant (la pucelle aux petites manches) malmenée par sa soeur : l’ancienne volonté naturelle. Cependant, cette nouvelle volonté est reconnue par Gauvain, qui non seulement fait triompher ses couleurs (l’écarlate) mais lui jure aussi fidélité : "Il faudrait que je sois un vieillard aux cheveux blancs, jeune fille, pour refuser de vous servir [...] N’en doutez pas, belle amie, jamais je ne vous oublierai, si éloigné que je puisse être de vous" . Cependant, comme le montre l’épisode de la biche blanche [5], ce premier pouvoir n’est pas suffisant.
Le deuxième aspect est celui de l’amour, représenté par la soeur du roi d’Escavalon. Contrairement à l’idée préconçue, ce pouvoir n’est pas associé au coeur, mais à la tête (la scène se passe en haut d’une tour) et en réalité, au nouveau penser, symbolisé dans le récit par un jeu d’échec géant.
Le troisième pouvoir est celui de la sagesse : "li sages vavasors" - comme dit Chrétien, qui interrompt la trame de la quête de Gauvain avec le passé( pas de combat contre Guinganbresil) et marque le début de la reconstruction du système entier : la quête de "la lance dont la pointe pleure des larmes de sang clair"
[1] Une mauvaise interprétation de ces passages amènera un certain nombre de commentateurs trop imprégnés du texte de la Queste à considérer Gauvain comme l’archétype du chevalier mondain alors que si l’on étudie l’ensemble des textes de Chrétien de Troyes, on est bien obligé de constater qu’il n’en est rien : Gauvain est dans tous les textes le chevalier parfait et qui plus est, invincible ( ainsi, comme dans Cligès, on jauge la valeur du héros en fonction de son combat contre Gauvain : Cligès vainc Lancelot - le meilleur chevalier terrestre - et arrive à égalité avec Gauvain, il est donc digne des plus grands éloges).
[2] Nous avons introduit les grandes phases du processus qui est pour nous décrit dans le conte du Graal dans l’article "Le cortège du Graal et la Sainte Cène"
[3] Le terme de dialectique renvoie ici à une caractéristique de notre monde : l’alternance perpétuelle des opposés (jour/nuit, bien/mal, amour/haine, vie/mort etc...). Par extension, cet adjectif désigne tout ce qui propre à l’univers que nous connaissons, par opposition avec le monde divin et à cette aspiration que nous avons tous de faire cesser cette incessante roue de la fortune.
[4] "J’ai pour nom Gauvain, qui jamais ne cache son nom à qui le lui demande et qui le tais si on ne lui demande pas" - Perceval v5621-5625.
Cette devise pourrait aussi traduire le comportement des gnostiques, qui ne délivrent leur enseignement que lorsqu’ils rencontrent un intérêt certain. Les rose-Croix avaient quant à eux repris la formule biblique "ne jetez pas des roses aux ânes ni des perles aux pourceaux
[5] voir à ce sujet le passage sur le cerf blanc dans la note "Encore l’alchimie"