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La lance qui saigne – méta textes et hypertextes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes

Laurent Guyénot, Honoré Champion – Paris, 2010.

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Les intérêts de ce livre sont multiples : il est relativement récent et établit une bonne synthèse de ses prédécesseurs, il y est bien identifié que la partie Gauvain est vraiment liée à la partie Perceval, L. Guyénot a bien compris que Chrétien établit un réseau symbolique complexe et cohérant et il a perçu qu’il y a là dessous un message spirituel en lien avec l’imitation de Christ, mais aussi quelque chose de plus profonds qui vient des mystères Grecs.

Chrétien de Troyes, son art et ses sources

p.9 : « Le siècle de Chrétien est passionnément symboliste ». Citation de Per Nykrog in Chrétien de Troyes Romancier discutable, Genève Droz 1996 : « Chrétien écrit à l’attention d’un public confidentiel qu’il connaît bien, avec qui il était en rapport direct. Le roman était lu dans ce cercle, en plusieurs soirées, et discuté »

p.62 : Sur le fameux livre donné à Chrétien par Philippe de Flandres :
« Philippe de Flandre n’a pas `donné le livre à Chrétien’, il lui en a confié la tâche. Il est possible néanmoins que l’ambiguïté ait plu à Chrétien ; mais quand bien même il aurait voulu évoquer une source livresque, on sait ce que vaut une telle affirmation sous la plume d’un poète médiéval (c’est-à-dire rien, cf. Roger Dragonetti : Le mirage des sources).

p.110 : « L’esthétique énigmatique du double était reconnue comme une caractéristique de l’art de Chrétien » et de continuer malheureusement : « pour évoquer les contours mouvant et insaisissables du surnaturel ».

p.191 : « on ne peut qu’être admiratif devant la complexité et la cohérence du réseau symbolique tissé par Chrétien de Troyes dans le conte du Graal ».

Contre l’hypothèse celtisante

p.12 : Les tenants de l’hypothèse des origines Celtiques considèrent que Chrétien s’est inspiré d’un fonds plus ancien dont le sens était perdu. C’est pourquoi il y a, malgré les points communs des écarts si importants. L. Guyénot n’est pas de cet avis :
« La thèse de cet ouvrage est donc l’exact contraire de celle des celtisants : je pense que les contemporains de Chrétien connaissaient et comprenaient si bien les sources du conte du Graal qu’ils les reconnaissaient derrière la trame romanesque beaucoup mieux que nous ne pouvons le faire aujourd’hui. »

p.35 : Où L. Guyénot s’en prend à nouveau aux thèses bretonnes / celtisantes.
« L’origine celtique communément prêtée à ce thème est une autre affaire : il faudrait pour commencer distinguer `celtique’ et `breton’. La notion de `civilisation celte’ est devenue aujourd’hui problématique, en tant qu’invention des historiens des XXVIIIème et XIXème siècles qui ont projeté sur l’antiquité et le moyen âge les consciences identitaires de leur temps. La poésie bretonne émane de sociétés christianisées depuis plus longtemps que les francs. La `matière de Bretagne’ est une production du moyen-âge. […] La matière et le sens du chevalier à la charrette relèvent plus du mythe grec. C’est du `faux meuble breton en bois grec’. »

Le chevalier à la charrette – brouillon du conte du Graal

p.15 : Laurent Guyénot relève lui aussi que Chrétien a expérimenté sa technique dans le Chevalier à la Charrette à tel point que la structure de ce dernier permet de comprendre celle du conte du Graal et de ses sources. Il distingue notamment un Lancelot orphique et un Lancelot Christique.

p.40 : Lancelot-Christ
la charrette infâmante = la croix
Le lit de la merveille avec le coup de lance « par mi lè flancs » = lance qui perce le flanc du Christ
Mains et pieds sanglants suite à la traversée du pont de l’épée = stigmates de la crucifixion
Lancelot soulève sa propre tombe = résurrection.

p.41 : supposition intéressante sur la dualité Baudemagu / Méléagant :
Le premier est le vrai roi de Gorre, il pourrait symboliser Dieu : `très subtil, avec un sens aigu de l’honneur et du bien et dot le plus grand souci était de défendre et de pratiquer la loyauté’(v.3150)
Le second représenterait le diable (fils de Dieu) `prenant plaisir à se montrer déloyal, ne s’ennuyant jamais dans le mal, la trahison et le crime’(v.3156). C’est un personnage qui n’est pas sans rappeler le Guiromelan du conte du Graal. Fils de Dieu chuté = Lucifer = m’être aural des ésotéristes de la fin du XIXème.

p.46 : L. Guyénot note le parallèle qui existe entre Christ libérant les captifs des enfers et Lancelot délivrant les prisonniers du royaume de Gorre. Il remarque que ce motif existait déjà dans les œuvres précédentes de Chrétien : dans Erec & Enides avec l’épisode de la joie de la cour et dans le chevalier au lion avec l’épisode du château de la pire aventure (v.5109).

p.47 : « Le rôle christique que Chrétien prête à Lancelot démontre une compréhension pénétrante de l’affinité structurelle qui unit le mythe chrétien au mythe d’Orphée. » Voir dernière note.

p.49 : Le vrai héro à la base était probablement Gauvain (cf. Jessie L. Weston, the legend of sir Gauvain, 1897) dont la légende est aussi ancienne que celle d’Arthur.

p.50-51 : le deuxième héro.
Inversion par rapport au conte du Graal. Dans le chevalier à la charrette, c’est Gauvain qui part sauver la reine et qui la ramène (v5331) mais en réalité c’est Lancelot, le chevalier invisible et christique qui accomplit l’œuvre en secret.

Traits caractéristiques du conte du Graal

p.61 : Là où on attend un récit de vengeance, Chrétien prend le contre-pied : pas de vengeance. Perceval se moque totalement de cette histoire de clan décimé (ou alors L. Guyénot se monte un film tout seul mais ça, ça ne lui vient pas à l’esprit…).

p.65-71 : L’hypothèse de la vengeance
L. Guyénot émet comme hypothèse que le modèle initial du conte du Graal est basé sur la vengeance. Le clan d’Arthur et Gauvain serait ennemi de celui de Perceval et l’aurait éliminé. Chrétien via sciemment à l’encontre de ce schéma archaïque pour imposer une vision chrétienne, pour élever la chevalerie.
A mon avis, ce n’est pas très convaincant. On voit Gauvain aller accueillir Perceval, il n’y a pas de peur ici. Par ailleurs, l’histoire des lignages écossais vs anglais et les histoires d’iles anglosaxonnes semble bien complexe pour un écrivain qui est à Troyes et pas forcément baigné dans une pseudo histoire de guerre tribale qui date du 6ème siècle.

p.100 et suiv : Le Roi pêcheur, fantôme du père de Perceval.
L. Guyénot émet comme hypothèse que le roi pêcheur est le père de Perceval ou, puisqu’il est mort, le fantôme du père. Mais comme d’habitude, il s’appuie sur les continuations et autres textes postérieurs au conte du graal pour étayer son propos, donc ses justifications sont sans valeur et surtout, sans profondeur spirituelle. La méthode de l’auteur est de justifier ses hypothèses (qui ne décollent pas trop des histoires de vengeance, autre monde, fantômes…) en allant dégotter des histoires plus ou moins contemporaines de Chrétien avec les mêmes thèmes. Donc en fait, ça ne prouve rien sauf que l’hypothèse n’est pas absurde.

p.116 : Les deux rives
Citation de Francis Dubost (in aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale) : « Puisque Perceval ne peut traverser la rivière – et le texte insiste sur cette impossibilité – c’est donc sur la rive des vivants que se trouve le château du graal ».
Mais Guyénot nie l’évidence…
Symétrie entre château du graal et chateau de la merveille : la mère de Perceval qu’il croit vivante mais qui est morte correspond à la mère de Gauvain qu’il croit morte mais qui est vivante.

p.116-123 : tentative d’explication du don de l’épée au château du Graal comme don du père au fils pour qu’il le venge. 2pée = symbole de la personnalité du propriétaire, donc l’épée d’un mort est une épée brisée (sauf que dans le conte du Graal elle n’est pas brisée…)

p.137 : hypothèse de Guy Vial (in Conte du Graal, sens et unité) : La lance qui saigne, c’est le symbole de la violence perpétuelle, de la guerre. Demander pourquoi le lance saigne, c’est demander pourquoi la violence. C’est demander de mettre fin à la violence. C’est l’endurcissement du cœur.

p.138-139 : Le message de Chrétien, c’est qu’il faut abandonner la vengeance et la violence.

p.144-175 : Des exemples de contes avec des fantômes, des morts changés en animaux etc… Donc oui, ça existe au moyen âge.
Note sur la symbolique ésotérique : Perceval rencontre de l’ermite grâce à 5 chevaliers et 10 demoiselles. Si 5 est le chiffre le l’âme, alors on a 1 principe spirituel masculin et 2 principes féminins, tout comme l’âme nouvelle qui s’établit dans les 2 cordons du sympathique et le cordon central du feu du serpent.

p.179 : Le roi pêcheur représente Dieu le fils, le rois espéritus représente Dieu le père et donc le Graal qui fait la navette entre les deux représente le saint esprit.

p. 181 : Au sortir du château du graal, Perceval est donc le chevalier aux deux épées. Parallèle avec Philippe de Flandres qui défend depuis 1164 la doctrine des deux glaives : un pour le combat matériel et un pour le combat spirituel, la chevalerie spirituelle.
Ainsi, les chevaliers du début du conte sont tels des anges déchus qui entrainent vers la chevalerie matérielle violente tandis que les chevaliers de la fin de la partie Perceval amènent à la conversion à Dieu et à la chevalerie spirituelle.

p.182 : Importance essentielle de la lance.
En fait, on ne parle pas trop du graal dans ce conte mais surtout de la lance. Aucun éclairage n’est donné quant à ce qu’elle représente (contrairement au graal pour lequel on a l’explication). L’auditoire doit se poser des questions. Pourquoi la lance saigne t’elle ?

p.184 : quelques sources (contredite par L. Guyénot) rappellent qu’il n’y a pas de lien chez Chrétien entre la lance qui saigne et la lance de la passion : Philippe Ménard, Philippe Walter… L’argument de Guyénot est des plus faible : c’est la lance de la passion car toutes les continuations l’on dit. Et il surenchérit : « On voit mal quelle autre senefiance les lecteurs auraient pu lui attribuer… ». Voilà tout le problème : l’ignorance. On voit mal…

p.187 : Une association comme ça… : La lance qui saigne est associée au Christ. C’est la lance qui a blessé le roi pêcheur (dans Parzival) donc le roi pêcheur représente le Christ. Pas si bête sachant que ce roi pêche dans le fleuve des eaux qui séparent la vie et la mort. Que pêche t’il sinon des âmes ? Et la pêche est une parabole récurrente des évangiles.

Quelques éléments historiques

p.44 : Un peu d’histoire au sujet de l’introduction du thème de Jésus descendant aux enfers au crédo. Ce thème est absent de la bible, mais présent dès le 2ème siècle, a priori repris des m3ystères Grecs, et ajouté au Credo lors du concile de Nicée de 325.
Au Moyen-âge, il circule dans le populaire évangile de Nicodème qui sera finalement mis à l’index en 1558, 1564 puis 1569.

p.188-189 : le culte des reliques et la Lance, un beau bordel
La lance qui saigne a fait triompher Charlemagne (rapporté par Guillaume de Malesbury et par la chanson de Roland). Pourtant, on la découvre à St Pierre d’Antioche lors de la première croisade et les Français triomphent grâce à elle.

p.190 : Helen Adolf (visio pacis : Holy City and Grail) pense que le conte du Graal a été influencé par la croisade et la bulle d’Alexandre III de 1181. Le fameux Alexandre du prologue ?

p.192 et suiv. : rappels sur l’intégration dans le dogme de cette incroyable dérive catholique : la vengeance du christ sur ses ennemis. « Au XIIème siècle, le thème de la `vengeance du seigneur’ est organiquement lié à l’idée même de croisade ».

p.196 : En 1129, Bernard de Clairvaux admettra dans son `éloge de la nouvelle chevalerie’ (de laude nova militia) que le Christ `permet en effet que, pour le venger, on tue un ennemi’.

P.200 : Guyénot est obligé de reconnaître que chez Chrétien il n’y a ni vengeance ni croisade et du coup il est tout perdu.

Quelques éléments sur La partie Gauvain

p.204 : Sur le décalage temporel entre les histoires de Perceval et Gauvain
« Les critiques voient dans cette contradiction une grossière étourderie de l’auteur, mais c’est à mon sens inconcevable, d’autant que Chrétien n’a jamais été si précis dans ses repères temporels. Pour peu qu’on cherche dans les incohérences de la narration les signes d’un double sens […] ce double sens se révèle hautement signifiant ».

p.208 : Le château de la merveille au deux reines est un reflet du château du graal au deux rois.

p.220 : Où l’on évoque la réputation de séducteur de Gauvain. Petit problème : c’est une réputation élaborée dans les récupérations catholiques du conte du Graal, chez Chrétien, il n’y a rien de tel.

p.224 : « Gauvain se fraye un chemin jusqu’au paradis à travers des épreuves purgatoires et une forme d’imitatio christi ». L. Guyénot cite Guy Vial qui note bien que Gauvain est tout sauf ridicule aux yeux de Chrétien et il démontre au contraire que son parcours allégorise celui du Christ : il prête attention aux enfants (la pucelle aux petites manches), il guérit voire ressuscite, il reçoit le mal pour le bien, suit un véritable calvaire avec la male pucelle etc… (Vial, le conte du graal : sens et unité).

En guise de conclusion

p.310 : « L’allégorie chrétienne suit au plus près la matière folklorique […] la superposition de la légende d’Orphée et de la légende apocryphe de la descente de Jésus aux enfers émane d’une réflexion puissante sur la pensée mythique, par un esprit capable de remettre sa propre foi en perspective ».
 
Selon moi, l’explication est beaucoup plus simple : pour l’initié aux mystères, il y a identité entre ces deux mythes, ils décrivent le même processus intérieur. Par conséquent, un manuel d’initiation chrétien est forcément proche de l’un et de l’autre. C’est ce qu’explique d’ailleurs très bien Jessie L. Weston.


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