Parmi les éléments mystérieux pour lesquels Chrétien ne fourni aucune explication, on trouve en troisième position - après le Graal lui-même et la lance qui saigne - l’épée du Graal.
Cette épée mystérieuse inspira bien des épisodes dans les continuations [1], pour être finalement assimilée à l’épée aux étranges attaches [2] dans le texte de la quête du Graal.
Perceval reçoit cette épée à son entrée dans le château. Il s’agit d’une épée merveilleuse, presque unique (le forgeron qui la forgea n’en fit que trois et jamais plus il n’en fera), d’une trempe excellente et dont le baudrier seul vaut un trésor. Cependant, le lecteur apprend que l’épée peut se briser dans une circonstance particulière, et Perceval en a confirmation par sa cousine, qu’il rencontre en quittant le château du Graal :
Je sais bien où elle a été faite
Et je connais celui qui l’a forgée.
Ne vous y fiez pas car elle vous trahira
Et se brisera à la bataille
Suit une description du lieu et de la manière dont elle peut être reforgée. Par la suite, il ne sera plus fait mention de l’épée, qui est pourtant celle que Perceval utilise dans tous les combats suivants ( Elle est à son côté gauche). Seuls trois manuscrits font se briser l’épée lors du combat contre l’orgueilleux de la Lande, mais il n’est pas fais mention de la quête permettant de la reforger [3].
Wolfram suivra Chrétien en donnant l’épée à Perceval et en enjolivant comme à son habitude : le processus qui permet de refaire l’épée devient encore plus compliqué puisqu’il faut la reforger à un moment particulier et en récitant une formule magique. Cependant, le brisement de l’épée et sa réfection sont expédiés en une phrase laconique au début du livre IX, juste avant la rencontre avec l’ermite : "L’épée qu’Amfortas lui avait donnée au château du Graal s’était brisée un jour qu’il tenait tête à un adversaire. Mais elle fut réparée grâce aux vertus de la fontaine de Karnant, que l’on appelle Lac." [4]
On comprend bien que les différents continuateurs aient voulu compléter les aventures qui touchent à cette épée. Cependant, si l’on considère le conte du Graal comme un manuel d’initiation, la signification de cette épée s’éclaire.
Le processus de régénération du microcosme [5] né de Dieu présente trois aspects principaux. Premièrement, s’effectue la descente de l’Esprit ou intervention divine. Deuxièmement, le noyau de la Monade [6], une fois relié à l’Esprit, émet un rayonnement. Troisièmement, ce rayonnement anime le sanctuaire du cœur de la personnalité quadruple.
Lorsque cette animation a effectivement lieu dans l’homme qui s’est entièrement ouvert à ce processus de ré-enfantement, une force divine absolument nouvelle est mise à sa disposition.
Il est évident que ce puissant processus ne saurait être automatique. La personne concernée doit y collaborer avec le plus grand intérêt, de façon très intelligente et très personnelle. Elle doit, à la manière de Perceval, explorer elle-même son chemin pas à pas.
L’errance dans ce monde des oppositions, les conséquences des multiples conflits et la longue quête du Saint Graal ont beaucoup endommagé la personnalité, mais ce nouveau pouvoir lui donne, au sens absolu, le pouvoir de "redevenir enfant de Dieu" [7].
Le pouvoir du cœur est parfois appelé le bouclier du saint Graal [8] et le deuxième pouvoir, l’épée du saint Graal ou la Parole [9]. Toute connaissance supérieure, toute compréhension profonde, toute orientation menant hors de l’illusion s’obtient grâce à ce deuxième pouvoir.
Tout ce que, dans le passé, on dénommait de bonne foi initiation au sens positif se concrétise grâce à ce deuxième pouvoir d’immortalité.
D’un point de vue physiologique et énergétique, ce sont les trois chakras de la tête qui jouent le rôle d’intermédiaires pour ce pouvoir de la Parole :
La pinéale est le chakra d’entrée de la Kundalini de la Monade, par lequel s’accompli la descente de l’Esprit Septuple
le chakra du front est le lieu d’où disparaît le moi né de la nature et où l’Âme nouvelle trône de nouveau en souveraine
le troisième chakra est celui du larynx, qui libère le pouvoir supérieur, libérateur et créateur, pouvoir qui permet au candidat de faire de ce deuxième élément d’immortalité un facteur réellement actif dans la vie. [10]
C’est le processus qui est décrit dans les Noces Alchimiques de Christian Rose-Croix : l’entrée de l’Epoux, ou du Roi, dans le centre de la pinéale représente un courant positif, et l’entrée de la Reine dans le centre du front représente le pôle négatif de cette force. Ces deux courants font naître dans la partie supérieure de l’arrière-gorge, un feu, un étincellement, une lumière [11], donc un pouvoir actif et créateur, pouvoir parfaitement capable de replacer le candidat sur le chemin de son évolution divine.
Mais dans le processus envisagé ici, cette partie de l’être que nous appelons "moi" doit s’écarter et disparaître [12]. En fait, dans le processus de formation de la nouvelle conscience gnostique, le moi se dissipe en descendant simplement le long du système des chakras et finit par disparaître par le plexus sacré.
C’est pourquoi il est dit à Perceval de ne pas se servir de l’épée du Graal : sa visite au château du Graal n’est qu’une vision, un plan à accomplir tracé comme des lignes de feu dans le candidat, mais seule la nouvelle personnalité peut posséder et employer le deuxième pouvoir d’immortalité : l’épée du Graal. Cette nouvelle personnalité est représentée par Gauvain et s’est pourquoi, au moment où elle devient réellement active, Chrétien nous dit que Gauvain dégaine Excalibor, l’épée du Graal par excellence (voir à ce sujet les nombreuses légendes associées à cette épée : Gardée par la dame du lac, qui ne peut être retirée de la pierre que par le roi véritable etc...).
[1] Gerbert sera le seul à tenter de suivre la trame proposée par Chrétien : l’épée se brise sur la porte du Paradis et Perceval la fait reforger par Trébuchet. Ce dernier meurt juste après. Dans les continuations de type "Gauvain", c’est l’épée brisée que le héros doit ressouder à 3 reprises et que l’on retrouve accompagnant le cortège du Graal
[2] Initialement, "l’épée aux estranges renges" est une quête proposée par la hideuse demoiselle mais dont l’épisode ne sera pas relaté par Chrétien
[3] notamment le manuscrit "Roach" : BN fr. 12577 qui remplace les vers 3927 et suiv. : "le combat fut brutal et dur. Je ne le raconterais pas en détail..." par une description du combat à l’épée durant lequel l’épée du roi pêcheur se brise. Perceval ramasse soigneusement les morceaux et reprend la lutte avec l’épée du chevalier vermeil. Ce passage, associé au fait que Roach est largement augmenté de plusieurs continuations, n’a pas été jugé probant par les critiques
[4] Notons au passage que la confusion autour de cette épée demeure dans le Parzival puisque lorsque Perceval brise son épée en combattant Feirefis, Wolfram précise qu’il s’agit de l’épée d’Ither. Où est donc passée l’épée du Graal ?
[5] figuré dans son état actuel par la terre gaste et le roi pêcheur
[6] appelé Noûs dans les textes hermétiques, mais je ne vais pas me lancer dans les liens avec la tradition hermétique tout de suite...
[7] Evangile de Jean - 1
[8] le bouclier de la foi dans les épîtres de Paul.
[9] L’identité entre l’épée et la Parole est figuré dans l’apocalypse de Jean par l’image de l’homme originel, avec une épée à deux tranchants qui sort de sa bouche. Voire aussi les explications de Rudolf Steiner au sujet de cette épée
[10] On constate au passage que l’on est loin du classique processus de "montée de Kundalini". Voire à ce sujet les articles sur l’énergétique et sur la force à la base de l’arbre
[11] Jacob Boehme dit ainsi que le feu brûle dans l’eau, créant la lumière. Et "Lorsque la lumière s’élève, un esprit voit les autres, et quand la douce source d’eau pénètre dans la lumière au travers de tous les esprits, alors ils se goûtent les uns les autres. Ces esprits deviennent vivants, et la puissance de la vie les pénètre tous. Dans cette puissance, un esprit odore tous les autres, et par ce mouvement et par cette pénétration, un esprit sent les autres ; et il n’y a là qu’un amour cordial, une vue amicale, un aimable tact, qui flatte l’odorat et le goût, des embrassements célestes. Ces êtres se nourrissent et s’abreuvent les uns des autres et se promènent délicieusement ensemble.
C’est là la gracieuse épouse qui se réjouit dans son époux. Là sont l’amour, la joie, les délices là est la lumière et la clarté ; là est l’aimable parfum ; là est un goût agréable et ravissant. Ah ! éternellement et sans fin ! quelle abondance de joie pour une céleste créature ! ah ! amour et félicité, sûrement tu n’auras jamais de fin ! nul ne peut apercevoir de terme en toi, ta profondeur est inscrutable ; tu es ainsi partout excepté dans les démons colériques qui t’ont laissés mourir en eux." (jacob boehme - l’aurore naissante)
[12] voir à ce sujet l’article sur Gauvain