Werner Greub (1909 – 1997), membre éminent de la société Anthroposophique fondée par Rudolf Steiner, a consacré de nombreuses années à effectuer des recherches sur les aspects historiques du Parzival de Wolfram von Eschenbach, recherches partiellement publiées en 1974 sous le titre Wolfram von Eschenbach und die Wirklichkeit des Grals (Wolfram von Eschenbach et la réalité du Graal).
En tant qu’étudiant de Rudolf Steiner, il a été marqué par les paroles du maître assurant que les événements relatés dans Parzifal sont à rechercher au IXème siècle (voir "quelques mots de Rudolf Steiner") et non au XIIIème siècle, date à laquelle Wolfram a composé son oeuvre. Le livre de Werner Greub, extrêmement riche, veut démontrer les points suivants :
Wolfram est avant tout un historien qui souhaite mettre par écrit une tradition orale transmise pendant 11 générations.
En tant qu’historien, Wolfram fournit des informations très précises permettant de dater les événements de Parzival (Greub donne la chronologie des événements au jour près entre les années 841 et 848),
En tant que géographe, Wolfram fournit des indications permettant d’identifier très précisément les lieux de l’action, ce qui permet de démontrer qu’effectivement le lieu de construction du Goetheanum choisi par Rudolf Steiner correspond à la localisation de l’ermitage de Sigune au pied de l’emplacement historique du château du Graal
En corrélant le WILLEHALM [1] et le PARZIVAL, relatant tout deux des événements historiques de la période allant de l’an 800 à l’an 850 on peut démontrer que Kyot le Provençal – la source du Parzival selon Wolfram – est Kyot le Catalan – l’oncle de Conwiramour dans Parzival – qui n’est autre que le personnage historique de Guillaume de Gellone. D’après Greub, les données sur Guillaume de Gellone, surtout celles concernant la fin de sa vie, ont été falsifiées par l’église et détruites par Louis I et/ou ses successeurs.
Cette publication à causé un certain émoi dans la Société Anthroposophique, jusqu’à ce qu’un autre Anthroposophe de renom, l’historien Christoph Lindberg, donne le coup d’arrêt en publiant une critique acerbe du travail de Greub dans laquelle non seulement il remet en cause les conclusions de l’auteur mais en plus remet en question l’intégrité de Greub lui-même dans son travail [2].
Une version française de l’ouvrage de Werner Greub a été publiée en français en 2002 par les Editions Anthroposophiques Romandes sous le titre "La Quête du Graal, Wolfram von Eschenbach et la réalité historique", un beau pavé de plus de 400 pages avec photos des lieux et cartes d’état major à l’appui des recherches géographiques.
Je sais bien qu’à l’époque où on m’a signalé cet ouvrage, je l’ai plutôt dénigré mais disons le : il faut le lire absolument. Les recherches de Greub sont menées avec un très grand sérieux et même si ses conclusions sont fausses (ce qui n’est pas sûr), il apporte énormément d’éléments du plus grand intérêt.
Pour ma part, j’en tire les conclusions suivantes :
Wolfram historien
Werner Greub insiste lourdement sur le fait que Wolfram doit être considéré avant tout comme un historien. Comme il est écrit dans Willehalm et dans Parzifal, Wolfram n’invente rien. Il met par écrit un récit confié par un tiers et, contrairement à Chrétien de Troyes, il ne déforme rien et s’en tient à la plus stricte vérité historique. Greub va assez loin dans son raisonnement puisque partant du postulat que Wolfram est un historien, il n’hésite pas à considérer les données historiques comme ayant été falsifiées lorsqu’elles ne concordent pas tout à fait avec ce qu’il a déduit des textes de Wolfram.
Pour moi, on ne peut pas soutenir une telle position. Wolfram est évidemment un poète qui laisse la part belle à son imagination et à la fantaisie. Tout dans le style de Wolfram évoque la déclamation orale du poème (à commencer par les descriptions interminables des réceptions et banquets dans le Parzival qui se répètent quasiment à l’identique d’une fois sur l’autre) par un maître dans cet art. En Particulier, Wolfram fait usage d’un vocabulaire choisi et de nombreux artifices de langage et de style pour captiver son auditoire [3]. On relèvera en outre quelques points dans le texte lui-même qui mettent à mal l’hypothèse de Wolfram historien fidèle :
Si l’action se passe au IXème siècle, alors les textes de Wolfram contiennent des anachronismes flagrants, que ne se serait jamais permis un historien et surtout un historien qui comme Wolfram était aussi un chevalier et un spécialiste des armes. Par exemple dans Willehalm il est fait mention de l’usage de trébuchets [4].
Le Parzival contient de nombreux éléments merveilleux : heaume de diamant de Gamuret, château des reines dans lequel on retrouve vivante la mère d’Arthur, armure de Feirefils forgée par les salamandres etc… qui devraient être étrangers à un historien et sur lesquelles Werner Greub fait l’impasse.
S’il s’agit d’une histoire de famille, que vient faire la partie Gauvain dans ce récit ? elle n’a aucun lien avec le reste. Gauvain ne fait pas partie de la famille et sa quête ne fait pas avancer d’un iota le récit. A mon avis, seule l’explication gnostique fait sens, ce qui implique qu’il y a plus que l’aspect historique. Ce "plus" peut venir de la source de Wolfram, mais il n’a pas été passé au crible de l’historien.
Dans Willehalm, les références à Parzival sont constantes, tant dans la bouche de Wolfram que dans celle de ses protagonistes : si Wolfram ne s’en tient qu’aux faits et à une chronologie parfaitement rigoureuse, il y a un problème car les événements du Parzival sont censés se produire 20 ans après Willehalm. Si Wolfram est un poète et qu’il veut un peu se faire mousser en se référant à son succès précédent, alors il n’y a plus de problème.
Pourquoi Arthur ? Si l’action de Parzival déroule à l’époque de Charlemagne, pourquoi la replacer à la cour du Roi Arthur ? Alors qu’il existe toute une tradition de gestes épiques franco-allemande relatant les hauts faits des paladins de Charlemagne, pourquoi transposer le récit du Graal dans la cour imaginaire d’une tradition anglo-normande ? Là, l’historien a disparu. Il ne reste que le poète avide de succès qui souhaite rester à la mode et s’engouffrer sur les traces de Chrétien de Troyes. Wolfram semble d’ailleurs s’en mordre les doigts au début du Willehalm quand il rapporte avoir reçu des railleries pour Parzival et que dorénavant, il s’en tiendra à la plus stricte vérité [5]. Du coup, il ne parle plus d’Arthur.
En revanche, cela ne remet pas en cause la datation en général de l’événement, ni le fait qu’il y ait eu un aspect historique dont un certain nombre de protagonistes aient pu faire partie de la cour de Charlemagnes ou de son fils Louis.
Louis aurait pu faire un très bon Amfortas, incapable d’assumer l’héritage de son père (et il existe un certain nombre de légendes autour du pape Léon II, de son enchiridion et de Charlemagne qui ont trait au Graal). Guillaume de Gellone fait effectivement un lien possible avec l’Arabie via sa deuxième femme Gybourc (ou première si le guillaume présenté comme historique est en réalité un amalgame sur 2 générations – c.f. ci-dessous). Il ferait un bon Gamuret de même que son fils Bernard qui a abandonné sa femme Dhuoda en emmenant ses deux enfants, tout trois ayant ensuite étés tués par Charles le chauve. Dhuoda est connue pour la rédaction d’un ouvrage d’éducation très émouvant destiné à ses fils. Elle fait preuve d’un amour maternel ainsi que d’une dévotion chrétienne et de connaissances dignes d’une Herzéloïde.
Il faut reconnaitre qu’à la lecture de Willehalm, on constate que le peu que l’on sait de la vie de Guillaume de Gellone ne semble pas tout à fait cadrer : le Guillaume de Wolfram se placerait plutôt à l’époque des fils du Guillaume "historique". Là-dessus, il est bien possible que Wolfram et Greub aient raison : il est avéré que tant la charte de fondation de l’abbaye de Gellone que le manuel de Dhuoda ont été gentiment retouchés et falsifiés par les moines catholiques [6].
Localisation géographique de l’action
Sur ce point aussi, la démarche de Greub, quoique révélant de nombreux aspects forts intéressants ne peut pas être retenue.
En ce qui concerne Whillehalm, l’identification d’Orange dans le sud de la France à l’Oransch de Wolfram est sans surprise (d’ailleurs la traduction anglaise traduit directement par Orange, selon le choix des traducteurs de "traduire le nom des lieux proches et connus par leur nom actuel" [7]). Par contre, et contrairement à son intention, la démarche de Greub démontre que Wolfram n’est justement ni un historien ni un géographe mais bien un poète : il est en effet inconcevable, comme le fait très justement remarquer Christoph Lindberg (c.f. note 2), d’assimiler un amphithéâtre romain à une tour de château fort. Ce qu’on peut en déduire au contraire est que Wolfram a sûrement vu les lieux, mais qu’il laisse ensuite vagabonder librement son imagination pour reconstruire sur la base des éléments réels les décors de son roman.
Concernant la localisation de la bataille d’Aliscan, là il n’y a rien à dire : la description de Wolfram est historiquement et géographiquement exacte, il apporte des précisions géographiques, notamment sur la présence des sarcophages romains qu’aucune autre source ne mentionne, mais en plus Werner Greub nous exhume 2 sources permettant de supposer l’existence d’une telle bataille autour d’Arles [8]. Il en résulte effectivement que :
1. Wolfram a une source fournissant des informations historiques remontant 400 ans en arrière,
2. Wolfram a probablement été sur les lieux ou bien, sa source y a été en mémoire de ses ancêtres et est capable de fournir à Wolfram beaucoup de détails, même s’ils sont un peu enjolivés et conduisent à des incohérences comme dans le cas du château de Gybourc à Orange,
3. Il y a un certain nombre de données historiques assez importantes concernant les faits rapportés par Wolfram qui ont étés gommées par l’autorité en place (régulière ou séculière ou les deux ? mystère…).
En ce qui concerne Parzival, je serais beaucoup plus dur. Malgré tous les efforts de Werner Greub pour essayer de nous présenter un raisonnement bien construit et logique, on s’aperçoit qu’en fait, toute sa reconstruction repose sur l’identification Pelrapaire = Montpellier. Identification qui elle-même ne repose que sur la supposition Kyot le garant = Kyot de catalogne = Guillaume de gellone résidant à Saint-Guilhem le Désert. C’est plus que mince. D’autant plus mince que Montpellier n’est pas au bord de la mer et que malgré les dires de Greub, le port de Lattes ne peut pas être le port de Pelrapaire : en effet, si la ville est assiégée, il semble plus qu’improbable que l’accès à un port situé à 4 km soit laissé libre.
Si tout semble assez logique quand on suit le fil de Werner Greub, la construction finale est complètement bancale. C’est d’autant plus facile à voire que Greub a l’honnêteté de nous présenter une synthèse complète avec cartes et reconstitution de la chronologie [9].
Deux problèmes sautent aux yeux :
Tout d’abord, Pelrapaire/beaurepaire (outre le point mentionné plus haut) : d’après Greub, toute l’action du Parzival se situe dans un mouchoir de poche d’un rayon d’environ 150 kilomètres autour de Pontarlier. Toute l’action ? Non, tout à coup, on ne sait pas pourquoi, Parzival va faire une petite promenade 500km au sud jusqu’à Montpellier. Ça ne tient pas. Le seul intérêt de ce lieu est qu’il rattache Willehalm à Parzival et se rattachement ne sert que les intérêts de Greub (Les seul liens que Wolfram établit entre les deux histoire est qu’il en est l’auteur et que si on a pu le critiquer sur la véracité du Parzival, il compte bien clouer le bec de ses détracteurs avec un Willehalm plus vrai que vrai [10]).
Deuxième incohérence : la localisation de l’ensemble château du Graal, ermitage de Sigune, ermitage de Trevizent. En effet, Greub localise son château du Graal à quelques kilomètres de la demeure où a grandi Parzival, juste en face, de l’autre côté de la vallée [11].
Comment donc expliquer que notre héros ne réussit pas à retrouver le château en 5 ans alors qu’il n’y a que 10km2 à ratisser ?
Comment se fait-il qu’en essayant de retourner chez sa mère, après avoir parcouru 600km à travers la campagne avec une précision diabolique, il se retrouve perdu une fois arrivé dans la vallée où il a grandi ?
Si on utilise les méthodes de Greub pour la localisation géographique, on peut identifier à peu près n’importe quel lieu au château du Graal (d’ailleurs il y a bon nombre de châteaux du Graal identifiés à ce jour).
Les seuls éléments que l’on peut tirer de cette partie de la recherche de Greub sont :
Wolfram se base sur des lieux réels qu’il connait pour camper le décor de son histoire avec une grande cohérence spatiale (par exemple l’association Besançon – Bêârosche décrite par Greub [12] est très convaincante), ce qui ne signifie absolument pas que l’histoire s’est déroulée dans ces lieux. Cela signifie simplement que Wolfram connaît ce lieu et le parcourt mentalement pour donner une description vivante et crédible dans son histoire [13], exactement comme Chrétien de Troyes avec la Normandie [14].
Le choix des lieux de Greub est plausible pour une action se déroulant dans la noblesse du IXème siècle, ce qui n’est pas le cas de la Bretagne, mais au lieu de la vallée du Rhône, on pourrait aussi bien choisir toute la bande est-ouest du sud de la France s’arrêtant au nord à la hauteur de bordeaux et au sud à la hauteur de Barcelone.
Le lieu d’élection de Werner Greub a connu une activité spirituelle sans cesse renouvelée au cours des siècles, ce qui ne prouve rien : il en est de même pour la vallée de l’Ariège et des centaines d’autres lieux.
Mais tout ceci n’est pas très important car comme le signale avec justesse Werner Greub, le centre spirituel de la communauté du Graal se déplace : il n’est pas au même endroit au IXème qu’au XIIIème siècle ou qu’aux siècles suivants.
Astronomie et datation
Dans le Parzival, Wolfram von Eschenbach lie les événements se déroulant au château du Graal avec des événements astronomiques assez précis. L’état de la blessure d’Amfortas est lié à saturne comme l’explique Trevizent : "le retour de la planète saturne à son apogée nous était signalé par l’état de la blessure et par une neige hors de saison" [15], la première visite au château du Graal se fait alors que saturne ne culmine pas, mais retourne à son domicile [16] et cinq ans et demi après, Parzival devient roi du Graal tandis que "Mars ou Jupiter aux feux sinistres étaient revenus à leur point de départ" [17].
D’autres allusions de Wolfram, notamment dans Willehalm et outre le fait que Flegetanis lit la venue du Graal dans les étoiles, associent les événements liés à l’apparition de l’étoile de Bethléem et les événements du Graal. Werner Greub peine un peu à retrouver une signification astronomique de l’apparition de l’étoile de Bethléem, mais pour nous c’est facile : notre bon pape Benoît XVI vient de le réaffirmer : on peut estimer la naissance du Jésus historique à l’an –7 grâce à l’apparition de l’étoile de Bethléem qui est en fait la conjonction de Jupiter et de Saturne dans le signe des poissons [18]. Calculs détaillés de Werner Greub, explication complète et nouveaux calculs [19] pour montrer que cette conjonction se produit tous les 854 ans. Conclusion : couronnement de Parzival le 12 mai 848. Dans les années 1970, c’était peut-être un peu fastidieux, mais aujourd’hui n’importe quel bon logiciel d’astrologie gratuit permet de confirmer les calculs de Greub.
Les autres indications astronomiques de Wolfram permettent à Werner Greub de valider sa date de mai 848 et de déterminer les autres dates importantes du récit.
Il semble que la domiciliation des planètes établie par Greub ait trouvé des contradicteurs et que des dates légèrement différentes ont été proposées, mais honnêtement, cela n’a aucune importance. Ce que je retiens de tout ça c’est que Wolfram dans son texte fournit des indications permettant de déterminer la date historique d’une impulsion spirituelle dans la matière. Cette impulsion spirituelle est celle de la fraternité du Graal. Cette première impulsion est au milieu du IXème siècle.
La source historique de Chrétien et de Wolfram
La réflexion de Werner Greub sur les 11 générations [20] est confondante de bon sens :
Wolfram évoque l’époque de l’action de façon étrange. Il dit : "Quel dommage que nous n’ayons pas conservé sa descendance jusqu’à la onzième génération" [21] pour dire "jusqu’à nos jours". Comme le remarque Greub, au delà de 2 générations, exprimer une période de temps de cette manière n’est vraiment pas pratique et nécessite un minimum de calcul. Seule explication viable : on peut exprimer une grande période de temps en générations quand on se transmet une tradition orale de génération en génération où justement on se fait un devoir de savoir qui a transmis à qui en remontant la lignée des ancêtres jusqu’à la source.
Donc il y a une source, fait corroboré par les indications astronomiques que – pour Greub, mais ça semble assez logique – Wolfram aurait été bien en peine de donner compte tenu du degré de connaissance en astronomie que cela implique. Et il y a aussi une transmission orale de cette source au sein d’une certaine lignée de la noblesse : inutile de chercher un Kyot le Provençal au XIIIème siècle, il est du IXème.
Werner Greub se lance alors dans une petite expérience des plus intéressante : Il essaye de trouver une lignée de 11 générations entre la famille de Guillaume de Gellone et Herman de Türinge, le patron de Wolfram qui lui a confié le récit du Willehalm.
Werner Greub le reconnaît lui-même, le résultat n’est pas très satisfaisant : Hermann von Türingen, son père : Louis de Fer, son père : Ludwig le Vieux, son père : Louis le Sauteur, son père : Ludwig der Bärtige, sa mère : Albrada, son père : Giselbert II de Lotharingie, son père : Reginar, son père : Gidelbert I et sa mère Irmengard, le père de celle-ci Lothaire 1er, son père : Louis "le pieux". Cette transmission passe indifféremment par les hommes ou par les femmes et repose sur beaucoup de suppositions.
En revanche, si on fait le même exercice pour Chrétien de Troyes via Philippe de Flandres, on trouve une chaîne de transmission parfaite sur 11 générations : Philippe d’Alsace, son père : Thierry II d’Alsace, son père : Thierry I d’Alsace, son père : Robert I, son père : Baudoin V, son père Baudoin IV, son père Arnulfe, son père Baudoin III, son père Arnulfe le vieux, son père Baudoin II, son père Baudoin I et sa femme Judith, fille de Charles le Chauve, fils de Louis "le Pieux".
Si on rapproche cela au fait que Chrétien aurait également écrit un "Guillaume d’Orange" (c.f. ci-dessous), c’est-à-dire un Willehalm qui est issu de la même source, alors ce livre donné à Chrétien par Philippe de Flandres devient tout d’un coup beaucoup plus tangible. On peut supposer d’ailleurs que cette transmission est passée beaucoup plus vite dans le domaine écrit en France, ce qui pourrait expliquer une certaine perte d’information concernant des éléments anecdotiques et bizarres tels les indications astronomiques. Nous en avons de nos jours un exemple typique avec la traduction du Parzival en français : tous ces éléments ont été supprimés alors qu’il s’agit d’une traduction faite par un spécialiste. Quid d’une mise en écrit par un clerc semi illettré au XIème siècle ? Il est aussi possible que ce soit Chrétien qui, ayant saisi le sens profond de cette histoire ne se soit intéressé qu’à son aspect symbolique actuel et pas du tout à son aspect historique, à l’instar des gnostiques des premiers siècles rédigeant un évangile de Jean ne conservant que les données d’enseignement universel de l’histoire de Jésus.
Chrétien auteur d’un "Guillaume d’Orange"
Ça, c’est le scoop ! Et pourtant, ce n’est pas une révélation de Werner Greub, simplement la prise en compte d’un commentaire de Wolfram von Eschenbach qui a été soit ignoré, soit rejeté (mais pour quel motif on se le demande !!) par les critiques. Wolfram écrit dans Willehalm : "Chrétien le montre habillé de haillons à Laon mais celui qui dit ainsi démontre son ignorance" [22]. La façon dont est orthographiée Chétien – Cristjiân en haut allemand ne laisse pas l’ombre d’un doute.
Wolfram connaît bien Chrétien, il le cite à plusieurs reprises dans Parzival et il cite aussi ses œuvres (un passage du "chevalier au lion" lors de la rencontre avec Sigune). Compte tenu du fait que nous ne savons rien sur Chrétien de Troyes hormis les 10 lignes peut-être autobiographiques éparpillées au début de ses romans et compte tenu du fait que nous savons n’avoir jamais retrouvé au moins 4 de ses œuvres [23], je ne vois aucune raison de mettre en doute Wolfram s’il prétend avoir lu un Guillaume d’Orange écrit par le maître champenois.
Autre point intéressant : concernant le conte du Graal, Wolfram accuse Chrétien d’avoir beaucoup altéré la source. Dans le Willehalm au contraire, il pinaille : Chrétien dit que Willehalm était habillé de haillon alors qu’il a pris l’armure d’Arofel. Qui s’en soucie ? Par conséquent, on peut en déduire que la version de Chrétien et celle de Wolfram étaient très proches. Il s’en suit que, tout comme la version de Wolfram, la version de Chrétien était probablement très éloignée de la chanson de geste "Guillaume d’Orange" que l’histoire nous a laissée. Ceci peut d’ailleurs expliquer la disparition du texte de Chrétien : encore au XIIIème siècle, le pouvoir en place souhaitait voire disparaître l’histoire réelle de Guillaume de Gellone.
Ces faits historiques devaient avoir une importance particulière puisque tant Wolfram que Chrétien ont souhaité les raconter, alors que tous deux avaient déjà couché par écrit la quintessence du fait spirituel dans l’histoire de Perceval.
Un Christianisme restauré
En quoi la bataille d’Aliscan et les hauts faits de Guillaume de Gellone peuvent-ils intéresser les auteurs du conte du Graal et du Parzival ?
Première hypothèse : le patron du poète, dernier descendant de cette lignée de 11 générations qui se transmet l’histoire du Graal, souhaite faire honneur à Guillaume, héro inégalé oublié par l’histoire. Peu probable. Selon cette hypothèse, le commanditaire en aurait probablement profité pour mettre en avant son nom, sa lignée et insister sur le fait qu’il descendait de Charlemagne.
Deuxième hypothèse : il y a quelque chose dans cette histoire d’aussi important que l’impulsion spirituelle du Graal, quelque chose qui est lié à Guillaume de Gellone et à cette époque particulière.
Werner Greub, suit cette deuxième hypothèse : pour lui, Guillaume est important car compte tenu des événements rapportés dans Willehalm, Guillaume est "Kyot le provençal" mais aussi Kyot de catalogne qui est lié avec la famille du Graal. Mais ce n’est pas tout : p.118-119 et p.132-138 Greub nous rappelle qu’à l’époque de Charlemagne et jusqu’en 870, la cour de l’empereur était le lieu d’une lutte entre deux courants de l’Église : église de Jean, représentée par le courant Irlandais et notamment Scot Erigène, contre église de Rome [24]. Et à cette époque, le sort de ceux dont les vues divergeaient un peu trop de celles de l’église de Rome était vite réglé. On lit dans Willehalm justement que Guillaume a sauvé le pape Léon d’une tentative d’assassinat. C’est d’ailleurs en remerciement de cette protection que Léon II offrira son fameux Enchiridion à Charlemagne.
Dans l’entourage de Charlemagne, et surtout de ses fils et petits fils circulait donc un courant de pensée très libre, et une vision du Christianisme très élevée et très différente de la vision étriquée en vigueur depuis Augustin [25].
Mais ce qui transparaît aussi au travers du Willehalm de Wolfram von Eschenbach, c’est le rétablissement du lien entre le Christianisme, les Mystères et la science Alchimique des Arabes. Ce lien s’effectue grâce à Arabel/Gybourc, la femme de Guillaume.
Arabel invoque comme raison principale du lien qui l’unit à Willehalm, le christianisme qu’elle a découvert par lui. Cette explication apparaît à première vue fort équivoque quand on pense qu’Arabel était une femme arabe d’une grande culture [26], sur laquelle le christianisme étroit, dogmatique et ergoteur d’après le concile général de 553 de pouvait pas faire grande impression [27] .
On doit donc supposer que, lors de leurs discussions durant la captivité de Willehalm, ce dernier a apporté à Arabel une contribution bien supérieure à tout ce qu’elle connaissait sur le sujet. [28]
Guillaume, héritier - de par ses précepteurs Alcuin et Scot Erigène - du christianisme intérieur issu de l’antiquité et Arabel, l’arabe initiée aux mathématiques et à l’astrologie, réalisent une synthèse qui sera manifestée dans la christianisation de cette tradition du Graal au IXème siècle et dont l’origine remonte aux temps préchrétiens.
On retrouve ici un épisode qui sera repris à l’identique par la Rose-Croix du XVIIème siècle dans le mythe de Christian Rose-Croix : Ce dernier, élevé dans un monastère et dépositaire de la sagesse chrétienne, part en orient et fait le tour de la méditerranée : Chypre, Egypte, Fez, Espagne puis retour en Europe. Au cours de son voyage, il apprend l’intégralité des connaissances des anciens mystères : la mathématique, la physique et la magie. A Fez, il effectue la synthèse avec le Christianisme [29] puis revient en Europe où il est alors à même de fonder la demeure Sancti Spiritus et l’ordre de la Rose-Croix.
"Ces gardiens de la sagesse originelle sous forme de Christianisme du Graal étaient en dehors de l’église. Pour l’église commune du IXème siècle, c’étaient des hérétiques (celon Chrestien, Perceval n’a encore jamais pénétré dans une église à son départ dans le monde)" nous dit Werner Greub [30]. Et on peut effectivement constater que l’implantation d’une nouvelle fraternité initiatique en occident au IXème siècle autour de Guillaume de Gellone a suscité une très vive réaction de la part de l’église catholique et du pouvoir en place comme en témoigne la suppression des hauts faits de Guillaume des données historiques ainsi que l’éradication de sa lignée [31] :
Helmburgis, morte avant 824 ;
Héribert, qui sera aveuglé en 830 sur ordre de Lothaire, fils de Louis le Pieux ;
Bernard : exécuté en 844 ainsi que son fils sur ordre de Charles le chauve, fils de Louis le Pieux
Gerberge, exécutée en 834 à Chalon en même temps que son demi-frère Gaucelme sur ordre de Lothaire (enfermée dans un tonneau et noyée dans la Saône) ;
Guicaire, Hildehelm et Helimbruc(peut-être s’agit-il d’une mauvaise graphie de "Héribert"), existence incertaine : mentionnés une seule fois en 804 dans la charte de fondation de l’abbaye de Gellone. Peut-être le Guillaume de Wolfram.
Gaucelme, décapité en 834 à Chalon sur ordre de Lothaire.
Thierry ou Théodoric, mort peu après 826 ;
Garnier ou Warner, cité uniquement dans le Manuel de Dhuoda, le livre écrit par l’épouse de Bernard ;
Rodlinde, morte avant 843.
Mais cela n’a pas empêché le couronnement d’un nouveau roi du Graal en 848, comme nous le relate Wolfram von Eschenbach, ni la transmission de cette connaissance jusqu’au XIIème siècle où elle ressurgira plus vivace que jamais grâce à Chrétien de Troyes et au Catharisme.
[1] Willehalm est une des trois œuvres de Wolfram von Eschenbach avec Parzival et Titurel, malheureusement non traduite en Français. C’est un récit qui s’inspire de la chanson de geste "Guillaume d’Orange", racontant la bataille d’Aliscan. Officiellement, cette chanson de geste est la source de Wolfram, cependant, l’écart entre l’original supposé et le récit de Wolfram est encore plus grand que l’écart entre Parzival et le conte du Graal. Wolfram développe notamment tout un débat sur la religion et une vision très personnelle, très humaine des soi-disant Païens. On assiste réellement à la transmission d’un savoir ésotérique de l’orient vers l’occident par le biais de Gybourc, la femme de Guillaume et en même temps à la reconnaissance par cet orient plus instruit d’un courant Chrétien véritable et universel porté par Guillaume et son entourage. Bref, à lire. Disponible en anglais
[2] voir le texte de cette critique en anglais sur http://www.willehalm.nl/grailsites/beyondtruthandreality.htm
[3] voir notamment l’introduction au Whillehalm dans l’édition anglaise de Penguin Classics, traduit par Marion E. GIBBS et Sidney M. JOHNSON p.8 et suivantes dans lesquelles les traducteurs relèvent toutes les particularités du style de Wolfram : avant tout une très grande maîtrise du langage et un vrai travail sur le style et l’interaction avec l’auditoire
[4] Dans l’édition en allemand : 111,9 ; 222, 17 et page 117 de l’édition Penguin Classics en anglais, arme de siège inventée au début du XIIIème siècle. C’est d’ailleurs grâce à ces trébuchets que l’on date la rédaction de Willehalm. De même, dans Parzival, l’héraldique des boucliers joue un certain rôle (par exemple, lors de la rencontre avec Sigune, cette dernière voit que Parzival est un étranger à son bouclier qui ne porte pas un blason de la région) alors que l’héraldique n’est apparue qu’au XIIème siècle
[5] p.19 de l’éditon Penguin Classics, 4,20-25 de l’édition de Lachmann en allemand
[6] voire par exemple "les anales du midi – XIX" ,
Voir aussi le texte du discours "Du rôle de l’enseignement paléographique dans les facultés des Lettres" indiquant notamment : "La Société archéologique de Montpellier s’occupe en ce moment de la publication des cartulaires d Aniane et de Saint-Guilhem. La thèse de M. Paul Maus apportera une contribution importante à l’oeuvre de MM. Meynial et Cassan. (Cf. le Petit Méridional du 15 novembre 1891). Le cartulaire de Gellone, aujourd’hui conservé aux archives départementales de l’Hérault, se compose essentiellement de deux parties, de dates différentes. La plus ancienne fut commencée dans la seconde moitié du XI siècle, en 1066 ou peu après, par les ordres de l’abbé Pierre, un homme très savant (nous dit-on), uir eruditssimus ; la seconde ne fut entreprise qu’en 1122, sur le commandement de l’abbé Guillaume II. Il y a réellement deux cartulaires juxtaposés, celui de Pierre et celui de Guillaume II. Le premier n’est, en somme, qu’une vaste falsification, malgré, peut-être, quelques intentions honnêtes."
Ou encore "La guerre des moines". On pourra aussi se pencher sur les travaux de Ferdinand Lot, par exemple "Lot Ferdinand. Les jugements d’Aix et de Quierzy (28 avril et 6 septembre 838). In : Bibliothèque de l’école des chartes. 1921, tome 82. pp. 281-315" qui met en évidence le fait que de fausses chartes carolingiennes étaient monnaie courante dans les batailles entre moines.
[7] Wolfram von Eschenbach – Willehalm, translated by Marion E. GIBBS and Sidney M. JOHNSON, Penguin Classics 1984
[8] Werner Greub, "La Quête du Graal, Wolfram von Eschenbach et la réalité historique", Editions Anthroposophiques Romandes 2002.
Localisation d’Alischanz : p. 37-43, Autres sources : p.62-65 et p.94)
[9] Werner Greub op. cit.
Les lieux : p.289-291 et p.333-335 ; la chronologie : bas de la page 393 jusqu’à p.399 "le 12 mai 848". Au moins le décompte des jours est tout à fait précis contrairement au comptage farfelu d’un Suhtscheck
[10] p.19 de l’éditon Penguin Classics, 4,19 de l’édition de Lachmann en allemand
[11] Werner Greub op. cit. p. 289-291
[12] Werner Greub op. cit. p. 251-257
[13] Il est possible aussi que cette pratique soit liée à l’art de la mémoire, qui permet notamment de mémoriser un récit aussi long
[14] voir René Bansard et Jean Charles Payens : "La Légende arthurienne et la Normandie", sous la direction de Jean Charles Payens – Corlet 1983
[15] p. 489, 24-27 de l’édition de Lachmann
[16] idem, p. 489, 24-25
[17] idem p. 789, 4-6
[18] Joseph Ratzinger – "L’enfance de Jésus" – Flammarion. Selon cet ouvrage : « La grande conjonction de Jupiter et de Saturne dans le signe zodiacal des Poissons en 6-7 avant J.-C. semble être un fait vérifié. Elle pouvait orienter des astronomes du milieu culturel babylonien et perse vers le pays de Juda, vers un “roi des juifs”. »
Ce n’est pas nouveau puisque le calcul de l’année de cette conjonction particulière comme étant l’année -7 peut être trouvé chez Keppler.
[19] Werner Greub op. cit. p. 382-389
[20] Werner Greub op. cit. p.217 et suivantes
[21] Edition allemande p.128,29 ; en français dans la traduction E. TONNELAT, édition Aubier-Montaigne ça correspond au bas de la p. 114 mais à mon grand désespoir, je constate que cette précision n’a pas été conservée par le traducteur, tout comme de nombreuses indications astronomiques. Vu qu’il s’agit de la seule traduction à peu près potable, ça pose un gros problème.
[22] Edition Peguin Classics op. cit. p.73 et 125,20 dans la version Lachmann
[23] citées au début de Cligès : "Les commandements" d’Ovide, "L’art d’amour", "La morsure de l’épaule", "Le roi Marc et Yseult la Blonde"
[24] Beaucoup plus tard, au XIème, XIIème et XIIIème siècle, les Cathares se revendiqueront de l’église de Jean, mais il ne s’agit pas de la tradition Irlandaise, il s’agit de la tradition gnostique.
[25] Charles le Chauve appelle à lui Scot Erigène et l’établit recteur de l’école Palatine de Paris. C’est là qu’il servira de médiateur dans une disputation sur la prédestination divine. Pour Scot Erigène, contrairement à ce que défendit Augustin dans la doctrine du péché originel, l’homme ne peut pas être prédestiné à autre chose qu’à la liberté et la sainteté.
Pour lui, l’homme n’est pas seulement un être de la nature, en lui existe aussi une part divine. Ce qui est pécheur appartient au monde naturel, mais le divin en lui peut le faire retourner par grâce au Divin. Il appelle cela "le retour de tous les êtres vivants (apokatastasis)". Mais ce qui vaut à Jean Scot plusieurs condamnations de son vivant est la place primordiale qu’il accorde à la raison "Ne laissez aucune autorité vous mettre dans le doute et vous détourner de la conviction que vous pouvez acquérir par une conduite droite et rationnelle. La véritable autorité ne s’oppose jamais à la droite raison , tout comme cette dernière ne contredit jamais la véritable autorité car toutes deux proviennent d’une même source : la sagesse divine. Aujourd’hui, Scot Erigène a été réhabilité par l’Eglise Catholique. Plus d’info sur Scot Erigène
[26] les études d’Arabel ont eu lieu pendant le règne du calife Haroun al-Rachid à Bagdad et en tant que fille du Baruch de Baldac, elle aura reçu une initiation à des traditions inaccessibles aux autres étudiants
[27] Werner Greub op. cit p. 91
[28] Dans Le Willehalm de Wolfram von Eschenbach, Guillaume n’est pas présenté sous un jour très flatteur mais Arabel/Gybourc quand à elle développe une vision du christianisme beaucoup plus large que la vision catholique de l’époque lorsqu’elle s’adresse par exemple aux chevaliers chrétiens(Edition Penguin classics op. cit. p.156), leur rappelant que tous les hommes naissent païens et que tous sont appelés à être sauvés.
[29] "Au sujet de ces habitant de Fez, il reconnut souvent que leur magie n’était pas absolument pure et que leur cabale était corrompue par leur religion. Il sut néanmoins en faire excellent usage et trouva un fondement encore meilleur à sa foi car celle-ci concordait maintenant avec l’harmonie du monde entier." – fama fraternitatis in "L’appel de la fraternité de la Rose-Croix" Ed. Rozekruis Pers - 1983
[30] Werner Greub op. cit p. 102
[31] voir le site Foundation for Medieval Genealogy. En revanche, cet acharnement n’est probablement pas le fait de Louis comme le propose Greub, dans la mesure où tous les descendants de Guillaume ont pris position pour lui, ce qui justement leur a été fatal.