La ville au seize portes

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Le Parzival de Wolfram von Eschenbach commence par les aventures de Gamuret l’Angevin, père de Perceval. Ces aventures débutent en Orient, où Gamuret va rencontrer la reine Belacane, dans la cité assiégée de zazamenc. Comme dans tout le reste de l’ouvrage, Wolfram noie des détails frappants au milieu de ses descriptions de repas, de vêtements et de réceptions de coure. Ainsi, un maréchal montre la ville assiégée à Gamuret :
 

"Il se mit en route, accompagné d’une troupe de guerriers valeureux ; les uns déjà âgés, les autres jeunes encore. On le conduisit tout à l’entour de la ville, devant les seize portes, et on lui expliqua qu’aucune d’entre elles n’avait été fermée depuis le commencement de la guerre, et ce malgré la fureur des attaques. Devant huit d’entre elles ce sont les guerriers du loyal Isenhart qui nous livrent bataille ; […] Devant les huit autres portes nous avons à combattre les guerriers du fier Fridebrand. Ce sont des chrétiens venus d’outre mer." [1]
 
Voilà donc cette ville mystérieuse, aux seize portes, huit assiégées par une armée "noire" [2] et huit par une armée blanche. On ne peut manquer de s’interroger devant cette construction symbolique.
 
Les paires d’opposés : jeunes – vieux, blancs – noirs, montrent que l’on est en pleine période de changement, de mutation. Cabalistiquement, la 16ème lettre en hébreu est le ayin qui indique aussi la fin d’un cycle (celui de la terre) pour rentrer dans un nouveau cycle céleste (celui du feu) [3].
Dans la tradition initiatique, la ville est un symbole classique pour désigner le microcosme [4] et l’anthroposophe W. J. Stein qui a aussi remarqué ce passage [5] y voit la lutte entre la lumière et les ténèbres pour s’emparer de l’homme en quête de la vérité. Cependant, aucune des deux armées (et particulièrement pas la blanche) ne veut de bien à la ville.
 
A mon sens, le rôle de ses deux armées est avant tout de former deux groupes de 8 et de renvoyer ainsi à la symbolique alchimique de l’arsenic. Avec l’antimoine [6] ils représentent les aspects perceptibles de l’entrée de l’éternité dans le temps, la liaison de l’esprit avec le corps, le processus de la préparation de la manifestation de Dieu en l’Homme. En somme, avec cette scène, Wolfram nous parle de l’esprit qui grave quelque chose dans le microcosme (la ville) prisonnier des alternances( jeune-vieux-blanc-noir) [7]. Et c’est en fait la clé des aventures de Gamuret et des deux premiers livres du Parzival : Ce chevalier qui a conquis le heaume de diamant avant de succomber est le père karmique de Parzival. Il représente les efforts d’un précédent occupant du microcosme, grâce à qui quelque chose de la lumière s’est déjà gravé dans le microcosme et qui fait de Parzival un "prédestiné" [8].
Wolfram reprendra cet aspect du trésor aural un peut plus tard ( et, dans la lignée des deux premiers chapitres, beaucoup plus axé sur cet aspect de richesse karmique que dans la description de Chrétien de Troyes) avec le gardien du château de la merveille.
 
Un dernier point sur la ville au seize portes : Le livre lui-même du Parzival comporte seize chapitres, et il est écrit de manière circulaire (les critiques s’accordent en général pour dire que le premier livre a été écrit le dernier). Ainsi, avec cette ville au seize portes, Wolfram nous dévoile aussi son but : Faire en sorte de graver une impression de la lumière dans l’être de ses auditeurs afin que, eux aussi riches d’un trésor aural, ils puissent voir leur nom apparaître sur le Graal.
 

Notes :

[1] Parzival, livre I

[2] Isenhart était l’ami de Belacane, il est du même pays et wolfram nous a bien précisé que tous les habitants avaient la peau noire comme l’ébène

[3] En général c’est assez pénible pour la personne sur ce chemin car il y a obligation de se détacher du matériel. Ce détachement est aussi un trait particulier de Gamuret qui abandonne successivement ses femmes

[4] Mais normalement, il faut 12 portes, commen dans la Jérusalem céleste au douze portes de l’Apocalypse de Jean

[5] W. J. Stein – la quête du Graal et le neuvième siècle, non traduit en français mais disponible en anglais

[6] Voir "le char triomphal de l’antimoine" de Basile valentin

[7] Et notez cet aspect des portes. Si elles ne sont pas fermées, c’est peut-être parce qu’elles ne peuvent pas être fermées, ce microcosme ne peut pas se couper des influences extérieures

[8] Comme dans les livres de Gustav Meyrink : "le visage vert " et "le dominicain blanc" qui montrent une suite d’incarnations avant la naissance du dernier de la lignée, qui accomplira le grand œuvre.
On retrouve aussi ici une sorte de conception bouddhiste, chaque incarnation oeuvrant pour le bien de la suivante. La différence majeure avec les théories réincarnationistes habituelles réside dans les actes : aucun des héros de Meyrink ou de Wolfram ne se dit "c’est trop dur pour moi, le prochain fera mieux", tous jettent toutes leurs forces dans la bataille (et c’est un point qu’il faut garder à l’esprit : si ce n’était pas possible en une vie, ce ne serait possible dans aucune...)


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