"C’est alors seulement que repanse de joie se sentit vraiment heureuse d’avoir entrepris ce voyage. Par la suite, elle mit au monde, dans l’Inde, un fils qui fut appelé Jean. Ce fut le Prêtre Jean ; tous les rois de ce pays depuis lors ont porté son nom [1]".
C’est ainsi qu’à la fin de son roman, Wolfram rattache la lignée du Graal à l’une des plus grande figure mythique du moyen-âge : celle de Prêtre Jean.
Multiforme et tenace, la légende de Prêtre Jean, rêve d’un prince à la fois souverain chrétien et chef religieux, est née au début du XIIème siècle et survivra jusqu’au début du XVIIème siècle. La tradition des rois mages, la fascination d’un orient inépuisable en puissance et en richesse, l’Asie fabuleuse utilisée comme support d’une grande utopie politique, la découverte de peuples chrétiens en asie par delà l’Islam et lui faisant en quelque sorte contrepoids, sont quelques-unes des composantes du mythe. [2] Son origine est mystérieuse. René Kappler [3] parle d’une lettre du Prêtre Jean, "roi des trois indes et de toutes contrées depuis la tour de Babel jusqu’au lieu de scépulture de l’apôtre Thomas", lettre adressée au "basileus" Manuel Comènes, à l’Empereur Frédéric Ier et au pape Alexandre III, et qui fera le tour de la chrétienté. Si cette lettre est bien citée en 1165 par le bénédictin Albéric [4], on trouve mention de prêtre Jean dès 1145 chez Otto von Freising : un évêque de la Terre Sainte raconta qu’un roi chrétien venu de l’Orient avait vaincu le roi des Mèdes et des Persans. Ce roi, qui serait descendant des rois mages, s’appelait le Prêtre Jean.
On peut établir les racines historiques de cette légende de la façon suivante : effectivement, en 1141, le dernier grand empereur seldjoukide d’Iran, Sandjar, avait subi une défaite décisive contre les Karakhitai, peuple turc venu de l’Est, descendant des Khitan qui avaient dominé la Chine du Nord de 907 à 1122. Or l’Église nestorienne, persécutée par les Byzantins, s’était infiltrée à travers l’Asie centrale jusqu’à l’actuelle Mandchourie, et vers cette époque plusieurs peuples turcs ou mongols professaient, y compris leurs familles princières, le christianisme nestorien. Cela donne une base historique solide à cette légende. Les Européens avaient ainsi cristallisé, bien avant Gengis khan, leurs espoirs orientaux dans la personne du Prêtre Jean, et les tentatives d’identification commencèrent aussitôt. Dans la seconde moitié du XIème siècle, un peuple turco-mongol, les Kereyit, devient maître de la Mongolie. Il est en partie chrétien, ainsi que son souverain Ong Khan, à cette époque suzerain de Yesugei, père du futur Gengis Khan. L’identification ne tarde pas à se faire : dès la fin du XIème siècle, Ong Khan est considéré comme le Prêtre Jean.
Mais les faits démentent cette légende. Ong Khan est vaincu et tué par Gengis. Si Gengis ou ses successeurs se christianisaient, on n’aurait plus besoin d’autre Prêtre Jean, mais sinon... Et Marco Polo trouve mieux sur place. Les Oengut, une autre tribu turque, sont également chrétiens, leurs souverains aussi, mais en plus ces derniers sont des chefs religieux, héréditairement. Donc ils sont tous prêtres et ils sont tous Prêtre Jean, comme dira Marco Polo. Le nom devenu titre se pérennise, devient intemporel et convient ainsi plus à la légende. En outre, cette famille est une alliée héréditaire des Grands Kaghans. Le Prêtre Jean, à défaut de pouvoir devenir le Grand Kaghan lui-même, devient son mentor. Enfin, par un dernier artifice, Marco Polo transforme les princes Oengut en descendants de Ong Khan et ordonne ainsi la légende en lui donnant un aspect cohérent. [5]
Mais au delà de ces aspects dégagés par les historiens, les légendes de Prêtre Jean sont porteuses de puissants symboles, utilisés par les initiés du moyen-âge pour dispenser leur enseignement. Julius Evola [6], comme d’autres membres du courant "traditionaliste", a beaucoup travaillé à dégager le symbolisme des légendes de prêtre jean :
"Selon une légende conservée par Oswald der schreiber, l’empereur Frédéric reçut de Prêtre Jean un vêtement incombustible en peau de salamandre [7], l’eau de l’éternelle jeunesse et un anneau avec trois pierres ayant la vertu de faire vivre sous l’eau, de rendre invulnérable et de rendre invisible.[...]"
Mais pour retrouver le sens de ce que nous avons appelé la tradition gnostique, il faut aller au-delà de l’interprétation magique-occulte d’Evola. Ces dons de Prêtre Jean constituent en réalité les attributs purement spirituels que confèrent la renaissance de l’âme nouvelle. L’eau de l’éternelle jeunesse a visiblement un sens d’immortalité ; le vêtement incombustible correspond à la vertu du Phénix de rester intact, de vivre et de se rénover dans le feu du 5ème Ether, l’ether feu qui entamme un nouvelle alchimie avec la corporéité du candidat ; l’invisibilité est un attribut classique des initiés ( les anciens Rose-Croix étaient dit-on invisibles ) qui renvoie à l’aphorisme du Tao Te King : le sage ne laisse pas de traces derrière lui ; pouvoir vivre sous les eaux équivaut à ne pas sombrer dans les eaux, à pouvoir marcher sur les eaux de la nature astrale corrompue qui constitue le monde que nous connaissons.
L’orient à été durant tout le moyen-âge le symbole du pays du soleil levant de l’esprit, de la patrie spirituelle, et le terme de jean, en référence aux évangiles, désigne un état particulier atteint par le candidat : celui en qui le processus de transformation est en marche, qui traverse le désert (souvenez-vous de la gaste forêt soutaine) jusqu’à ce qu’il rencontre "l’autre". C’est ce qui explique que Wolfram les ait replacés dans son texte afin de marquer l’état dans lequel entre le candidat : l’état de Prêtre Jean.
[1] on retrouve ce détail dans les explications données par Marco Polo : "le roi de cette province est de la lignée de Prêtre Jean et lui aussi est Prêtre Jean. Il est prêtre chrétien [...] - le devisement du monde, LXXIV
[2] Tout au long du moyen-âge, On retrouve d’ailleurs de nombreuses transpositions du fond apocalyptique Chrétien à l’orient. Le catholicisme populaire de l’époque reprend le messianisme judaïque et la croyance en un retour du messie. La secousse produite par l’apparition et l’expansion de l’Islam rend évidente cette nécessité du retour. Les vieilles prophéties reviennent à la surface et s’actualisent dans le cadre de la lutte contre l’infidèle et de la victoire finale, située à la fin des temps, les temps actuels bien entendu, et au seuil des temps nouveaux. La tentation de l’Occident de forcer la main à l’apocalypse en se lançant dans les croisades exacerbe ce bouillonnement des légendes. Dans ce contexte, l’arrivée des Mongols aura une valeur de fin des temps, de réalisation des prophéties
[3] note à son édition du devisement du monde de marco polo p. 253
[4] promoteur, avec Bernard de Clairvaux de la seconde croisade
[5] préface de Stéphane Yerasimos à l’édition de Paul Pelliot du devisement de monde de marco Polo
[6] in "le mystère du Graal - ed. traditionnelles p.62-68
[7] on retrouvera ce vêtement chez Wolfram dans l’armure de Feirefis :"si ma cotte n’avait été faite de peau de salamandre et si mon écu n’avait été d’amiante, j’aurais été consumé par les flammes au cours de ce combat"